Prologue

J’arrive à l’aérodrome de Hans Déjeuner bien assez tôt, plus de deux heures avant le départ du dirigeable. Un vélo bien motivé est un moyen de transport très efficace.
En temps normal, je veux dire à mon époque, en 1999, ce temps aurait été occupé par une quantité de démarches inutiles telles que, enregistrement des bagages, contrôle d’identité en vue de l’établissement de la carte d’embarquement, interrogatoire concernant la personne qui a fait le bagage et savoir si on a dormi avec ledit bagage, contrôle de sécurité et à nouveau contrôle d’identité, avant de finalement pouvoir monter à bord après un contrôle de la carte d’embarquement accompagné d’un éventuel dernier contrôle d’identité. Chaque étape étant bien évidemment précédée d’un poirotage rituel dans une file d’attente.
Ici, il me suffit de déposer sans autre forme de procès mon bagage sur un tapis roulant et d’attendre que le dirigeable soit prêt pour l’embarquement. Ça me laisse du temps pour prendre un bon p’tit déj au restaurant de l’aérogare.

Voilà ! Je suis dans le dirigeable. Il s’agit d’un modèle à faible capacité, capable d’emporter tout au plus une centaine de passagers. Et encore, il est à moitié vide. La cause pourrait être que l’on n’est pas en haute saison touristique, mais je pencherais plutôt sur le fait que les gens ne se déplacent plus à l’autre bout de la planète pour se bronzer sur une plage ensoleillée simplement parce qu’ils en ont l’opportunité.
On se croirait plus dans un paquebot que dans un aéronef. Il y a des cabines individuelles avec, sur la porte, une illustration particulière destinée sans doute à permettre de la retrouver plus facilement. J’ai choisi la cabine 42, l’illustration représente un gars en pyjama avec une serviette de bain sur l’épaule. L’aménagement de la cabine est d’un plus haut standing que celle que j’avais sur le Nisshin Maru, sans toutefois paraitre luxueuse. L’accent est mis sur le confort des passagers et non sur la satisfaction de leur gout du faste.
Je ne m’attarde pas dans ma cabine, je préfère rejoindre rapidement le salon panoramique avant. C’est, parait-il le meilleur endroit pour apprécier le paysage. Les parois et le sol y sont entièrement transparents, pratiquement invisibles. Les fauteuils semblent flotter dans le vide. Il en est de même du bar situé à l’arrière du salon. On remarque immédiatement qui, parmi les passagers, sont ceux qui effectuent leur premier voyage dans ce type d’aérostat. Ils se déplacent avec prudence, semblant craindre à tout moment de se voir précipités au sol, bien que celui-ci ne se trouve pour l’instant qu’à quelques dizaines de centimètres sous l’appareil. Les enfants présents s’adaptent très vite à cette situation et la mettent à profit pour inventer de nouveaux jeux consistant essentiellement à courir et sauter bruyamment d’un bout à l’autre du salon.
Le dirigeable ne tarde pas à s’envoler silencieusement. Il s’élève si doucement que je ne m’en aperçois pas immédiatement. C’est au redoublement des cris d’excitation des enfants que je réalise que l’aéronef a pris son essor. Fascinés par le spectacle, les enfants se calment rapidement. Ils se couchent à même le sol transparent, pour mieux apprécier le paysage. Les adultes, eux, restent sagement installés dans leurs fauteuils. Pour ma part, je cède à l’enfant qui est encore en moi et je me joins à la marmaille. Je m’attendais à un sol dur et peu confortable, mais la consistance de celui-ci est plutôt semblable à une épaisse moquette.
Une mesure évidente de prudente aurait été de prendre rapidement de l’altitude et de survoler le relief à bonne distance. Le pilote semble très confiant dans la maitrise de son appareil et préfère faire du rase-motte au-dessus de la végétation. Je ne peux m’empêcher de penser qu’il joue un peu trop avec la sécurité de ses passagers, mais je dois aussi avouer que le spectacle est absolument fabuleux.
— Houuuaaah !
Soudain, je suis pris d’une terrible attaque de paupières. C’est que je n’ai pas beaucoup dormi cette nuit, moi. Comment peut-on dormir quand il y a tant à voir ?
— Rrrrzzzzz !
Non ! Je ne dois pas dormir, pas maintenant ! Le dirigeable s’engage dans un étroit défilé hérissé d’épines rocheuses attendant patiemment qu’une bourrasque nous y jette en pâture. Accroché à l’une des colonnes minérales, il y a un énorme gorille, vêtu d’une veste et d’un pantalon molletonnés. Il tient une poupée humaine dans une de ses mains géantes. On dirait la princesse Leïa. Tout au fond du canyon, je devine une bande de robots sauvages armés de piques et autres outils contondants attendant également, tels des naufrageurs sans pitié, que l’inévitable se produise. L’inévitable, c’est-à-dire que l’aéronef percute la falaise, déchire son enveloppe fragile, laisse s’échapper le gaz sustentateur et ainsi, dégringole au fond de la gorge et agonise misérablement, couché sur le flanc. Sur l’autre, dirigé vers ce ciel qu’il ne sillonnera jamais plus, on peut lire son nom, pâle reflet de sa gloire passée : « Costa Titanica ».
Mais aujourd’hui, l’inévitable est en retard. Il n’est toujours pas arrivé lorsque le dirigeable émerge, intact, du goulet. L’appareil poursuit tranquillement son périple au-dessus d’un océan aussi lisse qu’un miroir. Le reflet de notre nef est d’une netteté parfaite. On distingue parfaitement les passagers, dans le salon transparent, qui agitent leurs bras pour nous saluer. On aperçoit également l’attelage d’oies blanches qui permettent au navire d’échapper à la pesanteur. Là, à la surface de l’océan, deux équipes de poulpes se disputent un ballon de foot noir et blanc dans un étonnant match de waterpolo. L’arbitre est un dauphin qui ponctue chaque but marqué par un puissant «Ponyo !» Puis, il n’y a plus que le ciel, tant au-dessus qu’au-dessous de nous, réfléchi par le miroir océanique. Il n’y a plus que le ciel et un petit dirigeable tout riquiqui.

Au terme d’un vol long et monotone, nous faisons escale à Maugadixchiots sur la côte des Somalilles. Une certaine agitation règne à bord, provoquée par les passagers qui se pressent vers la sortie alors que d’autres se hâtent d’y monter. Il y a foule. Je pense que la suite du voyage se fera au maximum de sa capacité.

L’appareil reprend son vol, cette fois-ci au-dessus du continent africain, tandis que s’éteignent les dernières lueurs du crépuscule. Je me réjouis d’admirer les lumières nocturnes défiler sous la carlingue, comme lorsque je prenais l’avion de nuit. Je me réjouis d’autant plus que mon champ de vision n’est pas limité par un minuscule hublot partiellement obstrué de givre.
Hélas, les humains ont cessé de gaspiller l’énergie dans de vaines tentatives d’éclairer les étoiles. Vaines, parce que les étoiles, on les voit bien mieux si l’on se tient à l’écart de toute source de lumière. Les paysages africains resteront donc invisibles à mes yeux, du moins pour les quelques prochaines heures, jusqu’au retour de l’étoile locale. Je pourrais en profiter pour dormir un peu. Et puisqu’il n’y a rien à voir, autant profiter de la couchette qui est à ma disposition dans ma cabine. Ouais, bonne idée, j’irai dans cinq minutes !
Tiens ! C’est quoi ces lumières, là-bas ? Ou plutôt là-haut. Des étoiles ? Non, ce ne peut être des étoiles. Les étoiles ne sont pas mauve ni vert fluo et elles ne se lancent pas dans des ballets aériens. Elles se contentent de tourner autour de la Terre en 24 heures et encore, seulement en apparence. Ces «pas des étoiles» volent en tous sens comme une nuée d’étourneaux. Mais des oiseaux lumineux, ça n’a pas de sens. Qu’est-ce que cela pourrait bien être ? Oui, bien sûr ! Il s’agit d’ovnis. Dire qu’il aura fallu que je saute de cinq siècles vers l’avenir pour enfin en apercevoir. À mon époque, certains disaient que les ovnis venaient du futur. Auraient-ils eu raison ?
Ovnis ou pas, ces lumières s’agglutinent autour du dirigeable comme des moustiques autour d’une lampe. Il y en a qui clignotent selon un rythme qui leur est propre, d’autres qui crépitent comme des épis de Noël, d’autres, encore, se contentent d’émettre une lumière vive aux couleurs changeantes. Parfois, elles s’assemblent pour former des motifs géométriques, alors qu’à d’autres moments on croirait reconnaitre, ici, un animal, là, une plante, là encore, un visage humain. Ho ! Celui-ci ressemble à s’y méprendre à Mongo, l’historien qui faisait partie du nœud qui m’avait accueilli dans Rama. Voilà qu’un paille-en-queue, glissant dans l’air d’un vol tranquille, tente de s’approcher de moi. Mais il est stoppé par la verrière du salon. Pas pour longtemps. Son obstination lui permet de franchir l’obstacle comme s’il s’agissait d’une banale barrière de microturbulences. L’oiseau vient se poser sur mon épaule et se transforme en mon mentor Jiminy, ce scarabée verdâtre et mécanique qui m’accompagne depuis mon arrivée à cette époque. Ce manège se poursuit jusqu’à ce qu’à l’est, le noir de la nuit se pare de teintes plus claires, annonçant sans ambigüité l’arrivée de l’aube. Les lumières fantômes s’évanouissent alors précipitamment, comme si le jour ne leur voulait pas que du bien. Avec tout ça, je n’ai pas fermé l’œil, moi.

Nous survolons actuellement le désert. Depuis notre altitude, on ne voit que du sable et des roches parées de toutes les nuances de l’ocre. Au loin, à l’ouest, je distingue une bande plus sombre aux contours imprécis. Serait-ce le Nil ? Déjà ?
En effet, il s’agit bien du Nil, longue lézarde fertile déchirant le tissu stérile du désert. Nous le longeons de loin durant des centaines de kilomètres, puis finalement, nos trajectoires tendent à se rapprocher. Droit devant, émergeant de l’horizon, le fleuve s’étale en un vaste delta. Petit à petit, le vert remplace l’ocre dans mon champ visuel. Juste avant le delta, les eaux disparaissent sous une pyramide gigantesque, de près de deux-mille mètres de hauteur, faite d’une matière bleutée translucide, presque transparente. À l’intérieur, on y devine tout un fouillis de constructions hétéroclites me rappelant les habitations fractales du monde des zérogés au cœur de Rama. Je suppose que c’est là que nous ferons la prochaine escale, là que je devrai quitter le dirigeable pour en prendre un autre qui me portera jusqu’à Jeune-Ève. L’appareil se dirige vers une large ouverture dans un des flancs de la pyramide. Mon regard est attiré vers le pied de l’édifice géant. Là, entourée d’une vaste forêt, j’aperçois un alignement de trois pyramides de pierre, les fameuses pyramides de Gizeh, qui étaient autrefois considérées comme gigantesques, mais paraissent aujourd’hui toutes riquiquies, comparées à celle qui couvre la ville moderne d’El-Gizia. Malgré leur petite taille, il en émane quelque chose d’indéfinissable, une impression de grandeur, de majesté. Cette impression finit par se matérialiser sous une forme d’abord vaguement humanoïde, puis de plus en plus précise, mais quelque peu oscillante et manquant de consistance. C’est un homme portant le masque funéraire de ce pharaon, comment s’appelait-il déjà ? « Toutencamion », ou quelque chose comme ça. L’ectoplasme s’approche de moi et agite ses bras comme s’il essayait de me communiquer quelque chose d’important. Mais c’est peine perdue, je ne comprends rien à ses gesticulations. Il finit par laisser retomber ses bras, accompagné d’un profond soupir de résignation. Puis, comme un nuage descendant en dessous du point de rosée, il s’effiloche lentement jusqu’à disparaitre totalement, comme s’il ne s’était agi que d’un rêve.
Très loin, plus loin que l’extrémité du nerf auditif, au-delà même des tympans, j’entends une petite voix artificielle, celle de mon mentor Jiminy, qui tente d’attirer mon attention.
— Bernard! Bernard! Réveille-toi! Nous accostons. Il te faut changer de dirigeable.

Les vents et les moteurs du nouveau dirigeable nous poussent sous la semelle de la botte de Litalillat. À nouveau installé à même le sol du salon panoramique, je me soule des paysages que nous survolons. Nous flottons actuellement au-dessus d’un paysage montagneux. Enfin, quand je dis montagneux, c’est comparé aux bancs de sable qui ont été mon quotidien ces dernières semaines. Même les reliefs des Sèches-Ailes sont bien plus accentués. Disons plutôt un paysage collinaire, les sommets ne dépassant que rarement trois-cents mètres d’altitude. J’imagine qu’à la fin du 20e siècle, il devait y avoir des villages et des cultures à perte de vue, tant au fond des vallées que sur les reliefs. Aujourd’hui, il n’y a plus que la roche nue sur laquelle de rares buissons tentent courageusement de subsister. Au-delà de quelques vraies montagnes, s’étend une vaste plaine côtière, percées en son milieu par une unique montagne presque ronde, dont le sommet semble avoir été pulvérisé par une explosion titanesque: la baie de Napolille et le Vézuvillo, le volcan qui a enseveli les villes de Pompéi et Herculanum il y a presque 2500 ans. Mais le volcan ne ressemble pas à celui sur lequel j’étais monté étant enfant. Je me souviens d’un cône s’élevant au centre d’une gigantesque caldéra dont il ne restait des parois que la moitié située à l’est. Le cône de mes souvenirs a lui aussi été tronqué par une éruption cataclysmique. Il n’en subsiste qu’un vaste cratère au fond duquel croît lentement un nouveau piton d’où s’échappent quelques fumeroles.
Dans l’image de cette éruption qui a dû se produire il y a plus d’un siècle maintenant, je recherche instinctivement la ville de Napolille, en me demandant si elle a survécu à cette nouvelle catastrophe. Je ne suis pas surpris de constater qu’à l’endroit qu’occupait cette ville d’un million d’habitants à l’Éclosion, il ne subsiste que les squelettes métalliques de vieux gratte-ciels émergeant d’une coulée de cendres. Pourtant, la ville engloutie n’est pas totalement déserte. De nombreux oiseaux volent autour des restes d’immeubles. Bien que je me demande s’il s’agit vraiment d’oiseaux. Je pense un instant à des zérogés. Mais ici, dans le puits gravitationnel terrestre, c’est impossible. Ils ne pourraient que se trainer lamentablement sur le sol, comme des limaces. À notre passage, ces choses s’élèvent à notre rencontre et viennent hanter brillamment les abords du dirigeable. Car il s’agit bien de hanter. Ce sont les fantômes des habitants de la ville, victime de la catastrophe, qui nous hurlent dans les oreilles.
— Pourquoi ne nous avez-vous pas avertis du danger ?
Je ne fais peut-être pas preuve de beaucoup de compassion à leur égard, mais que l’on ne vienne pas me dire qu’ils n’étaient pas au courant qu’ils vivaient au pied d’un volcan réputé pour ensevelir ceux qui se moquent de ses colères. Excédé par leur vacarme, je les insulte violemment:
— Allez tous vous faire foutre, minables tas de cendres!
Probablement outrés par mes paroles, ils explosent les uns après les autres en petits nuages de suie qui viennent souiller la verrière qui nous protégeait de leurs agressions, limitant ainsi la visibilité du paysage. Ce n’est que bien plus tard, lors de notre approche du massif alpin, qu’une averse bienvenue lavera les restes de ces spectres ronchons.

Enfin de vraies montagnes! Comment des gens peuvent-ils passer toute leur existence dans des plaines s’étalant au-delà de l’horizon, ou pire encore, sur la mer? Je ne parviendrai jamais à le comprendre. Dans ces paysages vides, les seuls vrais reliefs, mises à part quelques rachitiques collinettes, sont les cumulonimbus porteurs d’orages. Une montagne, une vraie, avec des pentes si raides que même la végétation ne parvient pas à s’y accrocher, ça, c’est autre chose. Une montagne si haute que, même en été, elle est coiffée en permanence d’une couverture neigeuse et de glace. Une montagne qui, en fermant la perspective, rassure, mais qui inquiète aussi, par les risques constants d’éboulements ou les flots de liquide qui dévalent ses flancs lorsque des nuages un peu trop imprudents y sont pris au piège. C’est vers de telles montagnes que l’aéronef se dirige maintenant. Et au-delà de ces montagnes, il y a mon chez-moi, avec ses banques, ses vaches et son chocolat. Remarque, il y a peut-être encore des vaches et du chocolat, mais pour les banques, je suppose que le contexte social et culturel n’est plus vraiment favorable à l’épanouissement de ce genre d’activités. Peu importe, ce qui compte pour l’instant, c’est de jouir du spectacle des cimes enneigées.
Le dirigeable survole des sommets de plus en plus élevés, mais je n’aperçois toujours pas la moindre trace de neige ni de glace. Là où, à la fin du 20e siècle, s’écoulaient encore, avec une lenteur extrême, des glaciers majestueux, le fond des vallées est entièrement couvert de forêts, à l’exception de torrents actuellement à sec. Le réchauffement climatique aura eu raison des plus hauts névés. Je ressens une terrible frustration. Quoi? On voudrait me déposséder même de la neige? Qu’ai-je fait pour mériter cela? Bon, d’accord, j’ai abandonné tous mes contemporains pour ne pas avoir voulu assumer mes responsabilités, mais est-ce une raison pour oser me priver de la neige?
Je n’ai pas le temps de poursuivre ces réflexions, car soudain, ça y est: de la neige! Il y a de la neige au sommet d’une des montagnes! Youu houuu! Je savais bien qu’il n’était pas possible que l’on ait totalement renoncé à parer de blanc nos belles montagnes! C’est la plus haute montagne du coin et si je ne me trompe, il s’agit aussi de la plus haute de tout le massif alpin: le Mont-Blanc. Il est donc normal qu’au moins celle-ci soit couverte de neige. Encore qu’il n’y a que le sommet qui ait cette teinte immaculée. Nous franchissons le géant des Alpes à une petite centaine de mètres au-dessus de la cime. On aperçoit parfaitement le cortège des alpinistes du dimanche qui font la queue pour la futile satisfaction d’avoir atteint le plus haut point du continent européen, comme s’ils attendaient devant un magasin soviétique, espérant obtenir une ou deux pommes de la nouvelle variété, sachant qu’il n’y en aura pas pour tout le monde. Il y a aussi des trucs bizarres qui se dressent le long du parcours des randonneurs. On dirait des lampadaires. Non! C’est pas vrai? Ils éclairent le parcours pour des virées nocturnes? C’est complètement crétin! Mais non! Ce ne sont pas des lanternes: il ne tombe pas de la neige des réverbères. Il s’agit de canons à neige! Hein? Des canons à neige au sommet du Mont-Blanc, à plus de 5000 mètres d’altitude? C’est n’importe quoi! Mais que font les écologistes? Moi qui croyais que le bon sens régnait enfin à cette époque, je suis déçu.

Laissant derrière lui ce spectacle affligeant, l’aéronef redescend lentement derrière la barrière alpine. Bientôt, nous serons parvenus à destination. Chez moi! Cela fait à peu près un an que j’en suis parti, mais j’ai l’impression que c’était il y a plusieurs centaines d’années déjà. En fait oui, c’est bien ça: il y a très précisément cinq siècles que je me suis fait mettre au congélateur. Je risque de me sentir vachement dépaysé. Est-ce que je reconnaitrai quoi que ce soit?
Tiens! Qu’est-ce que c’est que ça? Il y a une sorte de grosse boule noire entourée d’une nuée blanche tourbillonnante droit devant, un peu en dessous de nous. En regardant mieux, je constate qu’il ne s’agit pas d’une boule, mais d’un trou, un trou noir engloutissant tout ce qui se trouve à sa portée. La nuée, c’est l’humidité de l’atmosphère qui se condense brusquement sous l’effet des forces implacables issues de la singularité. Une bouffée d’angoisse éclate dans mon cerveau. Ne sommes-nous pas trop près de la chose monstrueuse? Le vaisseau parviendra-t-il à échapper aux chants gravitationnels de la sirène cosmique? Hélas, non! Irrésistiblement, nous dérivons vers le gouffre sans retour. J’entends les gémissements des moteurs du dirigeable qui tentent désespérément d’empêcher l’issue fatale. Mais c’est sans espoir. Nous tombons de plus en plus vite en direction de notre ultime destin.
— Bonjour, Bernard !
Je me retourne vivement vers la voix qui m’interpelle. À côté de moi se tient une très vieille femme qui ressemble étrangement à Grand-Mère Kal, que j’avais rencontrée une nuit, lors de mon séjour à La Fournaise. Mais elle ne porte pas de haillons. Elle est vêtue d’une combinaison moulante telle qu’on en porte dans les vaisseaux spatiaux des films de science-fiction.
— Grand-Mère Kal? Que fais-tu ici? Que se passe-t-il? Allons-nous tous mourir ?
Elle ne me répond pas. Du bout d’un doigt, elle me désigne le trou noir. Dans le disque de vapeur qui l’entoure se forme ce qui me semble être une graduation. On y lit les nombres 2500, 2400 et 2300. Cette échelle se met à tourner lentement dans le sens antihoraire. Le 2500 disparait alors qu’apparait à l’autre bout de l’échelle un 2200, puis un 2100, un 2050, un 2030, 2020, 2010, 2005, 2004, 2003, 2002, 2001, 2000 et finalement, alors que nous sommes sur le point de sombrer à l’intérieur du néant, un 1999. Je sens mon corps se faire disloquer par les dents du monstre, mais je parviens encore à entendre faiblement Gand-Mère Kal me dire d’un ton très doux :
— Je suis la porte !

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