Une brise légère se faufile entre les arbres. Elle est d’humeur joyeuse. Elle s’apprête à taquiner le premier inconnu qu’elle rencontrera sur son passage.
Ce premier inconnu, c’est moi. Je profite de l’ombre de la forêt pour faire une petite sieste. Si légère soit-elle, la caresse de la brise déchire le fin tissu de mes songes.
Dommage ! Je rêvais que j’étais de retour en 1999.
Hélas, la réalité est toute autre. Je suis coincé au 26e siècle. Je sais qu’un jour je franchirai le trou dans la trame temporelle qui me permettra de retourner chez moi, mais pour l’instant, je n’ai pas la moindre idée du temps qu’il me faudra pour le trouver. Peut-être me faudra-t-il le creuser moi-même.
Bon, c’est pas tout. Il faut que je me remette en route si je veux rentrer avant la nuit. Moi, ça ne me dérange pas vraiment, mais mon vélo, lui, il n’aime pas rouler dans l’obscurité. Rien que l’idée que je n’aperçoive pas un obstacle qui entraînerait notre chute le fait angoisser un max. Déjà, en temps normal, sa conversation ne me passionne pas vraiment, mais quand il est angoissé, il devient insupportable.
Je me lève, me débarrasse de quelques feuilles mortes qui s’étaient prises d’affection pour moi et me saisis du vélo appuyé contre un arbre.
Mais… ce vélo… c’est un vrai vélo. Enfin, je veux dire : un vélo du 20e siècle, avec une chaîne pleine de cambouis fait pour encrasser les bas de pantalon. Pas un de ces engins qui t’invectivent si tu ne pédales pas assez vite à leur goût.
Comment est-ce possible ? De tels vélos n’existent plus que dans les musées. D’ailleurs, il ressemble étrangement à celui que je possédais avant mon départ vers le futur. Je dirais même plus : c’est mon vélo du 20e siècle. Mais alors…
Je suis pris d’un soudain vertige. Je plonge dans la plus totale confusion. Mon rêve ne serait pas que je sois revenu de mon voyage vers le futur. C’est le voyage lui-même qui n’aurait été qu’un rêve ? Je ne sais plus où j’en suis. Je ne sais plus où je suis. Pourtant, ce voyage dans l’avenir m’a imprimé des souvenirs aussi précis que ceux que laisse la réalité.
Cela ne peut plus durer. Le stress auquel je suis soumis dans mon job de chasseur de bugs de l’an 2000 va me rendre fou. Je risque bien de péter les plombs avant que janvier 2000 n’arrive. Ce rêve ridicule de fuite vers le futur est un symptôme à ne pas prendre à la légère. Il serait peut-être temps que je consulte un psy. Prendre des vacances serait plus simple, mais comme il paraît que le destin du monde tient sur mes épaules…
Le vertige a cessé. Je ne sais toujours pas où je suis. Bah ! Je n’ai qu’à suivre ce sentier qui longe le ruisseau. Je finirai bien par arriver quelque part. Une route et un panneau indicateur suffiront à me remettre sur le droit chemin.
J’enfourche la bicyclette et commence à pédaler. Seuls le crissement des pneus sur les cailloux et le grincement du dérailleur mal graissé rompent le silence de la forêt. Je me sens soudain beaucoup mieux. Un vélo qui parle : mais quelle connerie ! J’ai vraiment trop d’imagination.
Le ruisseau creuse son lit au fond d’un vallon. Le sentier fait de fréquents écarts pour contourner tant bien que mal de gros blocs de molasse que l’érosion a arrachés à la pente. Le décor doit changer considérablement d’une année à l’autre. Pas étonnant que je ne reconnaisse pas l’endroit.
Ah ! Voilà qui va me permettre de m’orienter. Au loin, un pont lance son tablier par-dessus le vallon. À l’allure des piles de béton, j’en déduis qu’il s’agit d’une autoroute. Immédiatement, une image s’impose à mon esprit : l’autoroute de contournement de l’agglomération lausannoise. Maintenant, je crois reconnaître l’endroit : je dois être à environ un quart d’heure à vélo de chez moi. En fait, pour l’instant, j’aurais plutôt tendance à m’éloigner. Pour en avoir le coeur net, il me faut sortir de ce trou. Peut-être qu’au niveau du pont, je trouverai un chemin.
En effet, un escalier aussi raide qu’étroit est posé sur la pente. Un panneau métallique prétend que l’accès est réservé au service d’entretien de l’autoroute. Rien à foutre : dans mon rêve, il y avait des caméras partout. Mais ici, chez moi, à mon époque, il est encore possible de transgresser sans qu’un mentor vienne te faire la morale. Le seul risque est de glisser sur les feuilles mortes qui recouvrent de nombreuses marches. Avec le vélo sur l’épaule, dégringoler serait une très mauvaise idée.
Je parviens au sommet sans encombre, juste un peu essoufflé. Cette fois, il n’y a plus de doute : je suis bien au bord de l’autoroute de contournement de Lausanne. Le problème, c’est que je suis du mauvais côté de la clôture et la franchir ne serait pas une mince affaire, surtout lesté d’un vélo. Je n’ai d’autre choix que de redescendre par l’escalier ou de risquer ma vie en roulant sur la bande d’arrêt d’urgence jusqu’à la prochaine sortie.
Subitement, je réalise un fait totalement anormal : l’autoroute est absolument déserte. Pas la moindre voiture. Pas un chat, même écrasé. Comment est-ce possible ? Je ne suis pas d’humeur à tenter de résoudre ce mystère. Dans un sens, c’est mieux ainsi. Je ne risque plus de me faire écraser. Le choix est donc fait : je prendrai l’autoroute.
Comment décrire le plaisir de dévaler à pleine vitesse cette pente de bitume déserte où, normalement, devraient se poursuivre des milliers de véhicules dans une course folle et apparemment dénuée de sens ? Peu nombreux doivent être ceux qui ont pu jouir d’une telle griserie. Je ne m’en prive pas.
La pente est maintenant pratiquement nulle sur plusieurs centaines de mètres avant une nouvelle descente. La tête au ras du guidon pour minimiser ma résistance à l’air, je me laisse aller dans l’espoir de franchir le plat sans avoir à donner un seul coup de pédales. C’est à cet instant que je remarque la présence de deux ouvriers occupés à installer un appareil sur un pylône en bordure de la chaussée, sans doute une caméra.
Je suis tenté de leur demander la raison de la fermeture de l’autoroute. Mais pour cela, il me faudrait m’arrêter et ainsi échouer dans ma tentative puérile d’atteindre la descente sans pédaler. Non, c’est pas vrai. La réalité, c’est que je n’ai pas la conscience tranquille. Je vais essayer de passer sans me faire remarquer.
Un truc pareil n’arrive qu’à moi : alors que je passais silencieusement au niveau des ouvriers, mon téléphone portable se met à sonner. Et bien sûr, quand je pars en balade à vélo, je mets toujours le volume à fond. Comme discrétion, c’est réussi.
Immédiatement, les deux hommes abandonnent leur tâche et se lancent à ma poursuite en poussant de hauts cris. Bon, tant pis pour mon super défi. Je me casse au plus vite à grands coups de pédales. Mais rien à faire : plus je pédale, plus j’ai de la peine à avancer. Ils vont me rattraper, ça ne fait pas le moindre doute. Je les entends distinctement m’invectiver, malgré la sonnerie du téléphone :
– Qu’est-ce que vous foutez ici ? Vous n’avez rien à faire dans ce rêve. Vous ne voyez pas qu’il n’est pas encore prêt ?