– Et pour terminer ce journal, comme tous les jours : notre page insolite. Aujourd’hui, nous rencontrons Blom Kaloff qui, comme vous le savez peut-être, s’est lancé le défi de grimper le long de l’ascenseur jusqu’à l’orbite géostationnaire.
L’image provenant du studio est remplacée par une vue en oeil de poisson offrant un champ de vision de près de 180°. Le bas de l’image est occupé par une Terre très déformée de laquelle émerge l’ascenseur comme un fuseau gigantesque, extrêmement fin aux extrémités et complètement boursoufflé au centre de l’image, là où l’on devine une sorte de tente semblable au cocon d’une chrysalide. Le champ de la caméra se réduit et se concentre sur la tente d’où l’on voit émerger le haut du corps d’un astronaute. Il fait un signe de la main.
– Blom, merci de nous recevoir durant ta période de repos. Nous ne te dérangerons pas trop longtemps.
– Non, non, Lorbert, c’est moi qui te remercie de m’accueillir dans ta rubrique. Il me reste encore une dizaine d’années d’ascension. Alors, quelques minutes en plus ou en moins…
– Justement, comment envisages-tu de pouvoir tenir dix ans ? Le paysage ne va-t-il pas te sembler quelque peu monotone ? D’autant plus que contrairement aux astronautes en orbite basse, tu ne verras pas défiler la planète au-dessous de toi.
– Pas du tout. Le paysage sera certes immobile, mais l’éclairage et la couverture nuageuse sont sans cesse renouvelés. Et puis, j’ai toujours mon mentor pour me soutenir dans les moments difficiles. On s’entend bien tous les deux.
– Si tu nous parlais un peu de ton équipement ? Mais tout d’abord, je voudrais aborder un point qui doit étonner nombre de paysagospectateurs : d’où viennent les images ? Il me semblait savoir que l’ascenseur est pratiquement dépourvu de caméras de veillance.
– Oui. C’est une excellente question. Comme tu l’as dit, l’ascenseur, à l’instar de nombreuses régions de la planète, n’est pas couvert en permanence par le réseau de veillance. Pour le rappeler à ceux qui l’auraient oublié, les trains qui sillonnent l’ascenseur sont équipés de caméras mobiles permettant aux passagers de bénéficier de tous les services de veillance. C’est pareil pour moi. Je dispose de tout le jeu de capteurs nécessaires pour créer une petite bulle de veillance autour de moi. Pour les besoins de cette séquence, j’ai placé une caméra au bout d’un mât, afin que tout le monde puisse bénéficier de la meilleure vue possible. Il faut en profiter, car la vue d’ici est vraiment fabuleuse.
– Je n’y manquerai pas et je suggère à tout le monde d’en faire autant. Mais ce mât, on ne le voit pas. Comment expliques-tu cela ?
– C’est toi le spécialiste des médias. Tu devrais le savoir. Le mât est bien visible, mais dans cette version retravaillée, il a été masqué et remplacé par une reconstitution de ce qui se trouve derrière, de manière similaire à notre cerveau qui gomme complètement la fovéa, cette zone aveugle de nos rétines d’où part le nerf optique vers le cerveau. Si tu demandes l’image brute, tu verras très bien le mât.
Soudain, une longue tige traverse l’image de part en part. Puis, au bout de quelques secondes, elle disparait à nouveau, comme s’il ne s’était agi que d’une illusion.
– Je dois avouer que je n’y pensais plus. Mais revenons maintenant à ton équipement. Comment fais-tu pour t’accrocher à la tour ? Tu n’utilises tout de même pas des pitons comme les alpinistes, non ?
– Bien sûr que non ! Je ne crois pas que l’on m’aurait laissé entreprendre l’escalade de l’ascenseur si j’avais envisagé d’y planter quoi que ce soit. Pour m’accrocher à la paroi, j’utilise des ventouses gecko.
– Des ventouses ? Mais comment est-ce possible ? Une ventouse, ça ne fonctionne pas dans le vide spatial.
– Il ne s’agit pas de ventouses à proprement parler. Il s’agit en fait d’un matériau qui utilise l’effet d’attraction électrostatique de surface qui, entre autres, permet aux geckos de se déplacer sans difficulté sur les murs ou même les plafonds.
– Tu te trouves actuellement à 250 kilomètres d’altitude, encore loin des ceintures de Van Allen. Quelles précautions as-tu prises pour éviter de te faire irradier durant leur traversée ?
– Il est prévu que j’utilise une autre combinaison spatiale que celle que je porte actuellement. Elle sera plus lourde et légèrement moins confortable que celle-ci, mais comme l’impression de pesanteur sera déjà amoindrie, je ne devrais pas en souffrir excessivement. Cette combinaison me servira également, au-delà des ceintures de radiations, pour me protéger contre les effets des éruptions solaires ou des sursauts gamma provenant du fin fond de l’univers.
– Une autre question que doivent se poser les gens qui nous suivent : tu n’as tout de même pas emporté avec toi toute la nourriture dont tu auras besoin durant ton ascension ?
– Non, effectivement. Cela n’aurait pas été possible. En fait, je suis ravitaillé par la voie de maintenance qui est située à quelques dizaines de mètres d’ici. Chaque semaine, un convoi s’arrête à ma hauteur pour me fournir ce dont j’ai besoin et récupérer mes déchets.
– Si mes informations sont correctes, tu progresses d’environ une dizaine de kilomètres par jour. Dans combien de temps comptes-tu atteindre ton but, la station à l’orbite géostationnaire ?
– Un simple calcul indique qu’il me faudra environ 10 ans. Les premiers kilomètres ont été les plus difficiles. Il fallait faire face au vent et aux intempéries. Le plus critique a été la glace qui se formait sur la tour. Plusieurs fois, j’ai failli tomber. Mais dorénavant, le risque est bien plus faible.
– Si cela se produisait, je ne te le souhaite pas, mais admettons qu’un jour, tu lâchais prise, quelles en seraient les conséquences ?
– Si cela devait arriver, je préfèrerais que ce ne soit pas à quelques kilomètres de l’arrivée. Alors, ce qui me chagrinerait le plus, c’est que je devrais tout recommencer.
– Tu veux dire qu’en cas de chute, tu ne risques rien ?
– Bien sûr qu’il y a des risques. Mais ce n’est pas beaucoup plus risqué que de faire le tour de la planète à pied, pour une distance comparable.
– Et ces risques, quels sont-ils ?
– Eh bien, en dessous d’une certaine altitude, une chute implique une rentrée atmosphérique. Je dispose d’un parachute et d’un bouclier thermique léger qui me permettraient de me poser sans encombre. Au-delà d’une autre altitude, dans ma chute, je louperais la Terre et me trouverais simplement sur une orbite fortement elliptique. Il me suffirait d’attendre du secours, éventuellement en hibernation. Ce n’est qu’entre ces deux altitudes qu’une chute serait vraiment fatale. Mais mourir, c’est un risque que nous prenons tous, n’est-ce pas ?