Ce matin, je ne traine pas chez moi. Dès ma douche terminée, je file au centre sans même penser à prendre un petit-déj.
Une fois sur place, je réalise que j’ai quand même un petit creux et que si je n’y prends pas garde, je suis bon pour l’hypoglycémie. Je me rends donc à la cafétéria. Je ne suis pas le seul à avoir eu cette idée. Je me joins à une tablée d’une dizaine de personnes qui débattent avec passion de la situation. Je les écoute sans prendre part au débat, jusqu’au moment où est abordé le cas du capitaine. J’interviens sur un ton définitif :
– Il est mort !
Tous les regards se tournent dans ma direction. Quelqu’un demande :
– Tu parais bien sûr de toi. Qu’est-ce qui te permet d’être aussi catégorique ?
– C’est Grand-Mère Kal qui me l’a dit.
Il y a ceux qui se demandent qui peut bien être cette grand-mère dont je parle.
Il y a aussi ceux qui connaissent la légende sans être natifs de La Fournaise. Ceux-ci éclatent d’un grand rire incrédule.
Et puis, il y a les autochtones. Ils m’observent avec gravité.
– Alors, comme ça, tu prétends avoir rencontré Grand-Mère Kal ? J’espère que tu ne te fous pas de notre gueule. On ne plaisante pas avec ça, surtout dans les circonstances actuelles.
– Ouais, si c’est vrai, alors raconte-nous comment ça s’est passé. C’était quand, d’ailleurs ?
– Hier soir ! On m’avait parlé des sentinelles qui se dressent au pied du volcan et que c’était mieux d’aller à leur rencontre de nuit. Donc, après…
Je leur raconte ma découverte de cette oeuvre interactive et de mon émerveillement, puis de l’apparition de la vieille femme. La plupart m’écoutent avec attention. Seuls un ou deux incrédules ricanent discrètement.
– …et alors, elle s’est transformée en un grand oiseau noir et s’est envolée en criant « Touuu », « Touuu » !
– Et tu voudrais que l’on croie à ces conneries ? Tu nous prends vraiment pour des débiles ?
Quelqu’un prend ma défense :
– Cette histoire concorde avec de nombreux témoignages de rencontres avec Grand-Mère Kal. Il y a un moyen très simple de le vérifier.
Il passe sa main sur le disque doré placé au centre de la table. Un nuage d’obscurité se forme au-dessus du disque. Je ne sais pas comment décrire le phénomène, mais malgré l’éclairage ambiant, la scène nocturne est parfaitement visible. On me voit passant d’une statue à l’autre, jouant avec la sphère de commande, émerveillé par les colonnes multicolores qui s’élèvent vers le ciel. On me voit me retourner soudainement et, pris de panique, reculer jusqu’à pénétrer dans la sphère. On voit aussi la vapeur bleutée se concentrer devant moi, laissant deviner un court instant une vague silhouette humaine. On m’entend tenir un dialogue avec le néant. La scène se termine au moment où je cache mon visage derrière mon bras gauche pour me protéger d’une menace invisible.
Un des ricaneurs s’exclame :
– Comment as-tu pu être aussi naïf ? Ta sorcière, elle fait partie de ce truc, de ces soi-disant sentinelles.
– Mais… je vous jure, je l’ai vraiment vue.
Mon défenseur réplique :
– Il est évident que ce que tu as vu ou ressenti ne fait pas partie de l’oeuvre d’art. Je connais bien les sentinelles. Personne n’a jamais mentionné une telle expérience et si cela en faisait partie, la veillance aurait enregistré l’image de Kalla comme les autres manifestations lumineuses, ce qui n’est manifestement pas le cas. Ce que l’on vient de voir, c’est que tu as réellement vécu quelque chose d’insolite qui correspond assez bien avec ta description. Moi, je te crois quand tu prétends avoir rencontré Grand-Mère Kal, quelle que soit la nature de cette manifestation.
Le sceptique se lève.
– Bon, moi, j’ai assez entendu de conneries. J’ai mieux à faire. Libre à vous de croire aux élucubrations de ce débile. J’espère juste que les cerveaux de nos patients auront mieux supporté l’épreuve du froid que celui-ci !
– Je savais que j’aurais mieux fait de ne pas parler de tout ça.
– Non, non ! Tu as bien fait. Pour Tremblay, j’avais comme tout le monde l’intuition qu’il n’y avait plus grand-chose à faire, mais sans avoir vraiment le courage de le considérer comme mort. L’idée d’ouvrir son caisson sans avoir de certitude sur son sort me faisait très peur. Maintenant, grâce à Grand-Mère Kal, je sais que nous ne risquons plus de commettre un meurtre.
Tous les autres approuvent en hochant la tête. Enfin, presque tous.
À l’exception de celui du capitaine, tous les caissons se sont ouverts automatiquement au terme de la remontée en température. Leurs passagers en ont été extraits, mais maintenus en sommeil artificiel afin de procéder à un certain nombre de tests médicaux préliminaires et aussi de leur inculquer le « terrien homo ». Le réveil se fera dans le courant de l’après-midi.
En attendant, je me joins au sous-noeud affecté à John Trembley. Le caisson résiste à toutes les tentatives pour déverrouiller son couvercle. Géralpo, le technicien chargé de l’opération commence à s’énerver.
– Mais y va s’ouvrir ce putain de caisson, à la fin ?
Il accompagne sa phrase d’un puissant coup de poing sur le caisson. Il ne parvient qu’à se fouler le poignet. Un des médecins présents l’emmène pour lui prodiguer les soins adéquats.
– Je l’emmène à côté pour le soigner. Essayez au moins, qu’à mon retour, je ne doive pas m’occuper d’un autre d’entre vous !
Il y a une demi-douzaine de personnes penchées au-dessus du sarcophage. Chacun émet des propositions plus ou moins farfelues, mais non moins désespérées pour parvenir enfin à ouvrir ce « putain de caisson » comme il disait l’autre. On dirait les médecins de Molière se querellant à propos d’humeurs et de saignées devant leur patient agonisant. C’est dans ce contexte qu’une idée me vient à l’esprit.
– On pourrait essayer de le forcer avec un pied-de-biche.
– Un quoi ?
– Un pied-de-biche. Déjà à mon époque, ce n’était plus vraiment de la haute technologie, mais ça restait malgré tout l’outil préféré
des cambrioleurs.
– Et ça marche comment un pied de… biche ?
– C’est juste une barre en acier avec une extrémité recourbée et aplatie. Il suffit de glisser celle-ci dans la fente du couvercle et de tirer sur la barre pour faire levier. Il n’y avait que les portes blindées qui étaient capables de résister à un tel traitement. Ces caissons ne m’ont pas l’air si solides que ça, enfin j’espère.
Une voix synthétique standard, typique des intelligences domestiques, intervient :
– Un objet correspondant à un pied-de-biche est en cours de façonnement et sera livré dans quelques minutes.
Je m’inquiète toujours un peu quand les gens d’aujourd’hui interprètent mes descriptions d’objets ou de concepts de mon époque à moi.
– Heu… Ma description du pied-de-biche était assez sommaire. Réseau, tu es sûr que l’objet façonné sera le bon ?
– Une illustration d’un pied-de-biche a été trouvée dans les archives. La référence temporelle correspond à l’an 54 avant l’Éclosion. Cela te rassure-t-il ?
– Ça devrait. Désolé d’avoir douté.
Quelques minutes s’écoulent avant que deux robots arrivent, portant ce qui manifestement est bien un pied de biche, long de deux mètres cinquante.
– Bon, on va voir ce que l’on peut faire avec cela.
– L’objet ne correspondrait-il pas aux spécifications ?
J’ai l’impression de déceler un brin d’incrédulité et d’étonnement dans la voix synthétique.
– À part la taille, c’est tout à fait cela. Un pied de biche normal ne dépasse pas un mètre. Mais je reconnais que je n’avais rien dit concernant les dimensions.
Un des robots me tend la barre. Je la saisis, en craignant de ne pas parvenir à supporter son poids. À mon grand étonnement, celle-ci ne pèse rien, ou pas plus de quelques dizaines de grammes. Je ne sais pas de quelle matière il s’agit, mais ce n’est en tout cas pas de l’acier.
– Heu… c’est solide, ça ? Ça va péter dès qu’on va appliquer le moindre effort dessus.
– Tu peux toujours essayer. Sa structure à base de nanotubes de silicarbone est à toute épreuve. Celui qui parviendra à briser cet objet n’est pas encore sorti de la chaine de montage.
Évidemment, c’est un des robots qui m’a gratifié de cette remarque.
Je crois que tous pensent que c’est à moi qu’il revient d’utiliser l’objet, puisque tous les gens de mon époque devaient en utiliser pour ouvrir leurs portes. Je vais essayer de ne pas les décevoir.
Manipuler une tige de deux mètres cinquante qui ne pèse pas plus qu’une plume, ce n’est pas facile. Pas facile du tout ! Mais je parviens finalement à engager le bout fourchu dans la fente du couvercle du sarcophage et à le maintenir fermement en place. Il ne reste qu’à tirer sur le levier. Je ne suis toujours pas convaincu qu’il va résister au moindre effort.
Je tiens la barre par son milieu, l’extrémité touchant presque le plafond. Je tire, mais rien ne se passe. La tige résiste sans subir la moindre flexion. Je tire plus fort, sans résultat. Je saisis la perche plus haut afin d’allonger le bras de levier, en vain. Me souvenant de mes cours de gymnastique à l’école, je me suspends à la barre et grimpe tant bien que mal jusqu’à son extrémité. J’ai beau tenter de me balancer, il n’y a rien à faire, le caisson résiste toujours. La barre aussi. Ce dont je suis plutôt satisfait, vu ma position actuelle.
Un des robots décroche un de ses bras et me le tend. Il est toujours relié à son corps par un filin.
– Accroche-le à l’extrémité de la barre et redescends !
Je saisis le bras et le positionne de telle sorte que la main puisse saisir la barre. La main se resserre fermement sur celle-ci. Je me laisse tomber au sol.
– Je vais rembobiner le filin. Agrippez-vous tous à moi pour me retenir au sol.
C’est avec peine que nous parvenons à maintenir le robot au sol. J’ai la vision fugace d’une masse humaine accrochée aux amarres du Breitling Orbiter tentant vainement de retenir le ballon pressé d’emmener Bertrand Piccard et Brian Jones dans le premier tour du monde sans escales en montgolfière.
D’abord, il ne se passe rien, si ce n’est un affreux grincement provenant de l’épaule du robot. Puis, soudain, un claquement sec en provenance du caisson. Deux secondes plus tard, cinq ou six nouveaux claquements se succèdent rapidement. Le bras du robot, encore agrippé au pied-de-biche, se précipite vers son épaule. N’étant plus attiré vers le haut, le robot s’effondre, nous entrainant dans sa chute.
À peine relevés, nous nous précipitons vers le sarcophage. Dans un film de science-fiction, il y aurait d’inquiétantes vapeurs qui s’échapperaient du caisson éventré. Mais non, il y a juste une vague odeur, mélange de moisi et de vieux cuir. Ses attaches brisées, le couvercle est retiré sans effort.
À l’intérieur se trouve le corps momifié d’un homme nu, couvert de taches de moisissure. À ses côtés trainent des câbles terminés par des électrodes qui auraient logiquement dû être collées au corps de Trembley. Quelqu’un demande :
– Pourquoi les sondes ne sont-elles pas connectées ? Se seraient-elles décollées après le décès ?
– C’est difficile à dire, mais c’est peu probable. Non, les câbles sont disposés comme s’ils n’avaient jamais été connectés. D’ailleurs, regarde les électrodes. Les feuilles de protection de l’adhésif n’ont pas été retirées. Je crois que Trembley était déjà mort lorsqu’il a été placé dans le caisson.
– Mais quelle serait la cause du décès ? Une maladie induite par des organismes extraterrestres ? Ou alors… Non, ce n’est pas possible ! Aurait-il été délibérément… tué ?
À la mention d’un possible meurtre, tous les visages se tournent dans ma direction, moi l’homme des cavernes, la brute sanguinaire. Merci pour la réputation !
– Hé ! Ho ! Pourquoi me regardez-vous tous comme ça ? C’est pas moi. J’y suis pour rien.
Je me vois déjà en train de chercher un alibi. Qu’est-ce que je faisais le 17 octobre 2345, à 12 h 30 ? Je dormais, seul, dans mon propre sarcophage cryogénique et je n’ai aucun témoin !
– Bien sûr que non. Personne ne l’aurait imaginé. Mais tu es mieux placé que nous pour comprendre de tels… comportements.
Au moment où il prononce le mot « comportement », il est parcouru par un frisson de dégout.
– Déjà, rien n’indique qu’il soit décédé de mort violente. Il ne sert à rien de laisser libre court à votre imagination dans ce domaine. Une autopsie nous en dira plus. Les autres membres de l’équipage pourront à coup sûr nous éclairer. Et j’ai aussi l’intuition que le problème de l’accès aux bases de données du vaisseau est lié à la mort de son capitaine.
Je réalise soudain que si le verrouillage des bases de données du vaisseau était bien lié au macchabée dans ce sarcophage, alors l’hypothèse du meurtre prendrait quelque valeur. En faire part ne me semble pas une très bonne idée. Même si ce n’est pas très acratien, je vais garder cette réflexion pour moi.
– Heu… En parlant des autres membres de l’équipage, je crois que l’heure du réveil approche. Je vais vous laisser. On m’attend au chevet de la belle Vadina… Hé ! Hé !
Vadina est allongée, nue, sur une couchette très semblable à celle sur laquelle j’ai moi-même terminé mon voyage vers le futur. Tout comme c’était le cas pour mon propre réveil, il n’y a rien dans la pièce qui ressemble à un quelconque appareil médical. Quoique les hologrammes flottant devant des disques dorés collés sur les murs doivent servir à afficher les données recueillies par les implantmédics qui ont probablement déjà été injectés dans le corps de la dormeuse.
Tout doit se passer normalement, car seule une personne est concentrée sur les hologrammes. Les autres semblent attendre la suite des évènements.
– Ah ! Te voilà ! On n’attendait plus que toi pour procéder au réveil.
– Merci. Je suis désolé d’être en retard. On a eu quelques problèmes avec Trembley. Mais vous avez sans doute suivi l’opération sur le Réseau, non ?
– Non. Nous étions trop occupés ici, et nous savions que tu nous fournirais une information plus… personnelle.
– Oh !? Ben… Les nouvelles ne sont pas bonnes. Il est effectivement mort.
– Ce sont les tentatives de le ranimer qui sont la cause de ton retard ?
– Non ! À mon avis, il était déjà mort avant que le vaisseau ne reprenne le chemin du retour. Mais on a eu beaucoup de peine à ouvrir le sarcophage. En fait, on a dû le forcer avec un pied de biche géant.
– Un pied de quoi ?
– Un pied de biche ! C’est un… Oh ! Et puis, vous n’avez qu’à consulter le Réseau. Il y a là quelqu’un de bien vivant qui attend que le prince charmant vienne lui offrir un baiser.
Je décèle quelques mines interrogatrices sur les visages de mes interlocuteurs, mais aucun n’ose m’interroger sur cette histoire de baiser.
– Tu as raison. Plus rien ne s’oppose à procéder au réveil. Bernard, aurais-tu quelque remarque de dernière minute ?
Je réfléchis durant quelques secondes avant de répondre.
– Heu… Oui ! J’essaie de me remémorer mon propre réveil. Il y a un truc qui m’avait vraiment choqué.
J’appréhende leur réaction, surtout celle du gorille et des deux chimpanzés. J’hésite encore à en parler.
– Oui ? C’est quoi ?
Finalement, je me lance.
– Heu… C’était la présence d’un singe parmi l’équipe médicale. À mon époque, les singes ne faisaient pas partie de la société humaine. Je croyais me réveiller en l’an 2000. Imaginez l’effet qu’a pu me faire le visage de Maïté penché sur le mien.
Je m’attendais à une réaction plutôt vive. Ce n’est pas le cas. Ils ne semblent même pas étonnés.
– Nous nous attendions à cette remarque. Nous pensons que ton cas était différent de ceux-ci. Toi, tu pensais te réveiller après juste quelques mois de sommeil. Au départ de l’expédition, l’équipage du Santa-Maria était parfaitement conscient que si, un jour, il retrouvait la Terre, la société qui s’y épanouirait serait très différente de celle qu’il quittait. Ils sont donc nécessairement préparés au choc qui les attend.
– Oui, mais de notre côté, on pourrait essayer de l’atténuer, ce choc, non ?
Les chimpanzés et le gorille me regardent d’un air sévère, en retroussant leurs lèvres supérieures en signe de défi.
– Bon, bon, je n’insiste pas. Vous avez sans doute raison.
– Il y a autre chose qu’il faudrait prendre en compte ?
– Ben… Vous allez encore me prendre pour un vieil inadapté et vous aurez peut-être raison, mais…
– Mais quoi ? Même si elles sont parfois inadaptées, tes réflexions sont généralement pertinentes.
– Je ne sais pas si elle est peu ou très pudique, mais si j’étais à sa place, je ne serais pas réjoui par les regards lubriques des mâles ici présents. J’ai même cru remarquer des coups d’oeil appréciateurs sur ses rondeurs de la part de certaines femelles.
– Tu veux dire que ce serait bien si…
– …si son corps était au moins recouvert d’un simple drap, oui.
Tant les hommes que les femmes jettent un regard gêné sur Vadina, se concertent du regard, puis hochent la tête en signe d’acquiescement. Seuls les singes ont semblé indifférents à ces considérations spécifiques de l’espèce homo.
– Là, nous sommes d’accord avec toi. Nous avions envisagé de les vêtir, mais les sous-vêtements que nous avons trouvés dans le vaisseau étaient manifestement destinés à un usage spatial. Sans indications sur les coutumes à l’époque de leur départ, nous avons préféré nous abstenir.
– Quitte à les faire se balader ensuite en peignoir, comme pour moi. Enfin, passons.
Vadina est maintenant couverte d’un drap. Ses formes sont encore parfaitement reconnaissables, mais au moins, elle aura un fragile rempart derrière lequel sa pudeur pourra trouver refuge.
Je réalise que plus que de préserver sa pudeur, c’est pour faire face à mes propres réactions que j’ai proposé de cacher sa nudité. En effet, je sais pertinemment que mes yeux et le cerveau qui se trouve derrière seraient obnubilés par ses charmes, me rendant totalement incapable de tenir la moindre conversation.
Vadina n’est plus sous sommeil artificiel. Elle devrait reprendre connaissance progressivement. Jusqu’à présent, son visage n’avait aucune expression.
Maintenant, un léger sourire se dessine sur ses lèvres. Je l’imagine, flottant entre deux rêves, réalisant petit à petit qu’elle est enfin de retour sur sa planète, et qu’à défaut de retrouver les siens, son univers ne se limitera plus à la boite de conserve qui l’avait emmenée si loin, si longtemps.
Elle parait sereine, parfaitement détendue. Un tremblement de paupière suggère qu’elle tente d’ouvrir les yeux. Soudain, le sourire fait place à la peur. Tout son corps se crispe. On annonce que son rythme cardiaque s’est soudainement accéléré.
Ce brusque changement suspend les conversations. Nous nous regardons, inquiets, à la recherche d’une possible explication. Personne n’ose avancer la moindre hypothèse. Nous ne pouvons qu’attendre.
Vadina semble se détendre, quoique son calme me paraisse très contrôlé. Elle respire profondément et ouvre les yeux avec détermination. Elle nous observe sans exprimer la moindre surprise. Tous ensemble, nous la saluons en « terrien homo ».
– Bonjour !
Elle nous répond dans cette même langue, laissant apparaitre une légère surprise. Est-ce de réaliser qu’elle parle une langue qu’elle n’a jamais apprise ou est-ce pour une autre raison ?
– Bonjour ! Mais où sommes-nous ?
– Tu es sur Terre. À l’ile de La Fournaise. Sois la bienvenue !
Là, elle ne parvient plus à masquer sa surprise, ni même son inquiétude.
– Comment ? Nous ne sommes plus dans le « Santa-Maria » ? Nous aurions pourtant dû nous réveiller dans le vaiss…
Elle s’interrompt soudainement, le regard fixé sur le gorille. Après une seconde de silence, elle pousse un cri d’effroi.
Autour d’elle, c’est la confusion générale. Putain, je le leur avais dit ! Et maintenant, ils ne savent plus quoi faire. Il va me falloir prendre les choses en main. Et je n’aime pas ça !
– Sortez ! Sortez tous ! Laissez-moi seul avec elle !
Les Acratiens n’ont pas l’habitude qu’on leur parle sur un ton autoritaire et c’est tant mieux : je ne crois pas que j’aurais pu me faire obéir aussi facilement à mon époque. Tous sortent de la pièce sans broncher, tous sauf un robot assis devant une console holographique, hors du champ de vision de Vadina. D’un signe, il me fait comprendre qu’il doit rester là en cas de problème médical.
Je me penche vers Vadina, lui pose doucement la main sur l’épaule pour tenter de la rassurer. Comment est-ce que je faisais lorsque mes enfants étaient réveillés la nuit par un cauchemar ?
– Là, ça y est. Ils sont partis.
Elle me regarde, encore sous l’emprise de la terreur.
– Le… le… go… gorille aussi ?
– Oui ! Le gorille est sorti. Les chimpanzés aussi.
Elle me dévisage, incrédule.
– Il… il y avait aussi des chimpanzés ? C’est quoi, cette ménagerie ?
– C’est le monde d’aujourd’hui. Les gorilles, les chimpanzés, les bonobos ainsi que les orangs-outangs font dorénavant partie de l’humanité.
– Ils sont devenus intelligents ? On les a rendus intelligents génétiquement ?
– Ils ne sont, ni plus, ni moins intelligents qu’ils ne l’ont été depuis la nuit des temps. Leurs talents respectifs ont été reconnus à leur juste valeur.
– Mais ils parlent ?
– Ils sont capables de comprendre le langage parlé, du moins ce qui est accessible à leurs capacités cognitives. Pour parler, ils disposent d’appareils qui traduisent leurs cris, leurs expressions faciales et corporelles en « terrien homo », la langue la plus parlée dans tout le système solaire.
– Et ils sont nombreux ?
– Environ dix pour cent de la population.
– Je crois que je ne parviendrai pas à m’y habituer.
– Il te le faudra bien. Et tu vas être confrontée à bien d’autres aspects étranges de cette société. Crois-en mon expérience, apprendre à vivre au côté de singes n’est pas ce qui me demande le plus gros effort d’adaptation.
Elle semble intriguée par ma dernière phrase, mais ne me pose pas de questions à ce sujet.
– Quels autres aspects ?
– Chaque chose en son temps. Comment te sens-tu ?
– Ça va. Mais ça irait mieux s’il n’y avait eu ce… comment on doit dire maintenant ? … à mon réveil.
– Tu peux dire gorille. Si tu connais son prénom, tu l’utilises comme tu le ferais pour n’importe qui d’autre. C’est valable pour tous les singes et aussi pour les robots.
– Quoi ? Vos robots ont aussi un statut d’humain ?
– Oui et non. Je ne suis pas certain d’avoir saisi leur statut exact, mais il est similaire.
Elle change de sujet.
– Si les singes ont des noms, tu dois également en posséder un, n’est-ce pas ? Moi, c’est Vadina.
– Oui, je le savais. Moi, c’est Bernard.
– Bernard ? C’est vraiment archaïque comme prénom. Peut-être est-il de nouveau à la mode ?
– Non, pas vraiment. Mais je t’expliquerai. Est-ce que tu te sens capable de te lever ?
Elle soulève légèrement le drap pour regarder en dessous, puis le rabat brusquement pour mieux cacher son corps.
– Oui ! Mais je voudrais bien que l’on fournisse de quoi me vêtir. Je ne peux pas me promener ainsi.
– Effectivement. Si tu pouvais décrire quel type de vêtement tu désires porter, on devrait pouvoir te les procurer rapidement.
Elle me fixe du regard, visiblement agacée.
– Mais n’importe quoi qui soit à ma taille. Je sais pas, moi. Disons comme cette femme qui se tenait là, à côté de cette bête… du gorille. Enfin, n’importe quoi qui fasse que tu cesses de me reluquer avec cet air de merlan frit.
Elle est adorable. Dommage que mon coeur soit encore saturé par les souvenirs de Nielle.
– Dans ce cas, je crois que ce sera très rapide.
Je tourne discrètement la tête du côté du robot. Celui-ci me fait signe en tendant trois doigts.
– Dans trois minutes environ.
Elle suit mon regard et aperçoit le robot.
– Ha ! C’est un robot, ça ? Ça a aussi un prénom ?
Légèrement vexé, le robot lui répond poliment, mais sèchement :
– Oui, chère Vadina, ÇA a aussi un prénom. Mais personne ne l’utilise. Tout le monde m’appelle Toubib.
– Un médecin robot ? Ça, c’est le pompon ! Comment…
Elle s’interrompt soudain, remplace sur son visage l’expression de la surprise par celle de l’inquiétude.
– Mais où sont les autres ? Où sont mes compagnons de voyage ?
Elle marque une pause à peine perceptible.
– Ils sont vivants ? Je ne suis tout de même pas la seule survivante ? Que s’est-il passé ?
– Ils sont vivants. Ne t’inquiète pas. Heu… À part votre capitaine. Il est malheureusement décédé.
– Qui ça ? Ah ! Trembley ? Vous avez découvert la raison de son décès ?
On dirait qu’en posant cette question, elle s’inquiète plus pour elle-même que pour le sort du capitaine. La mort de Trembley lui semble un fait acquis, ce qui confirme mon intuition que son décès remonte à avant le début du voyage de retour.
– Non, pas encore. J’imagine que vous serez en mesure de nous éclairer à ce sujet.
Là, je crois que je viens de faire une boulette. En parlant ainsi, je les ai implicitement accusés, elle et ses compagnons, de ne pas être étrangers à ce mystérieux décès. Effectivement, elle le prend assez mal.
– Plus tard. Pour l’instant, j’exige de pouvoir m’entretenir avec les autres membres de l’équipage. Et ces vêtements, ils arrivent ?
Un lourd silence s’installe. Je crois que la conversation ne pourra se poursuivre tant qu’elle sera réfugiée sous ce drap.
Au bout d’une longue minute, la porte s’ouvre et une femme entre timidement, portant une pile de vêtements.
– Heu… Je peux entrer ? J’apporte tes vêtements, Vadina.
– Évidemment. Pose-les ici !
La femme pose la pile à l’endroit désigné et vient se placer à mes côtés. De nombreuses têtes curieuses se penchent à travers l’ouverture de la porte pour observer ce qui se passe à l’intérieur. Les imbéciles. Pourquoi ne se contentent-ils pas d’observer sur les écrans ? Là, ils vont provoquer à coup sûr une réaction négative de la part de Vadina.
– Vous faites quoi, là ? Vous vous croyez à la cour d’un monarque du 17e siècle et vous voulez assister à son lever ? Allez, tirez-vous, que je puisse me vêtir tranquillement ! Oui, toi aussi, Bernard. Tu as assez bavé comme ça ! Et c’est valable aussi pour le robot, médecin ou pas. Non, mais ! C’est quoi cette époque ? On ne respecte plus l’intimité des gens, ici ?
Ce n’est pas le moment de lui parler de veillance. Nous nous retirons rapidement pour lui donner l’illusion de respecter sa sphère privée. Dehors, évidemment, tout le monde regarde ce qui se passe à l’intérieur à l’aide de disques dorés. Quelqu’un s’exclame :
– Quel caractère ! Au moins, on sait qu’elle est en pleine forme, qu’elle a bien supporté son hibernation.
Je m’adresse à un groupe qui observe l’image provenant d’une autre salle de réveil.
– Et pour les autres, comment ça se passe ? Ils réagissent comme elle ?
– Heureusement pas tous. Mais il y a une constante : ils semblent tous assez inquiets et désirent se concerter avec leurs compagnons.
– Il n’y a pas de raison de s’opposer à leur demande. Mais ils s’attendent sans doute à pouvoir s’entretenir en privé, sans être écoutés. Je crains que ce ne soit pas possible.
– Évidemment non !
– On pourrait pas leur laisser un mentor ? Ça leur garantirait un minimum de sphère privée. Non ?
– Un mentor ne peut entretenir qu’une relation individuelle. Utiliser un mentor pour cacher le contenu d’une discussion entre individus va à l’encontre du principe même de la veillance. On ne peut tricher avec le système.
– OK. Je comprends. Mais il faut les avertir que leur conversation ne sera pas privée. Sinon, nous aussi nous trichons.
– Attention, elle va sortir.
Tout le monde abandonne les hologrammes et dirige son regard sur le mur où la porte s’ouvre silencieusement. Souriante, Vadina s’avance parmi les curieux qui, quelques instants plus tôt, se rinçaient l’oeil en la regardant se vêtir.
– Très agréable, le textile de ces vêtements. Étrange, mais vraiment confortable.
Ignorant délibérément les autres personnes présentes, elle me prend par le bras et se dirige résolument dans le couloir.
– Allons-y, Bernard. Conduis-moi auprès de mes amis ! C’est par là ?
– Heu… Oui, oui. Enfin, je crois.
Je suis complètement pris au dépourvu. Je n’ai pas l’habitude qu’on s’accroche à moi de cette manière, surtout de la part d’une personne qui m’était totalement inconnue il y a seulement quelques dizaines de minutes. C’est pas que ça me gêne. Non, au contraire, c’est plutôt cool. Mais je ne sais pas comment interpréter son geste. Est-ce que je lui ai tapé dans l’oeil, ou se comporte-t-elle à mon égard comme le poussin à peine sorti de l’oeuf, qui s’attache au premier être animé qu’il aperçoit ?
Une grande flèche s’allume, surmontée des mots « Équipage Santa-Maria ».
– Ah ! Comme quoi, Bernard, je n’aurais même pas besoin de toi pour me diriger dans ce nouveau monde.
Elle renforce son étreinte sur mon bras, pour m’indiquer que ses paroles ne reflètent pas le fond de sa pensée.