En effet, à peine un quart d’heure plus tard, nous quittons le métro à une station nommée « Mailledot – Le Grand Bord – face Lanouelle ». Ixycs m’entraine dans un dédale de couloirs à la topologie aléatoire.
Dans Rama, les couloirs formaient un maillage en étoile très régulier, centré sur les tours. Ici, leur disposition ne semble soumise à aucune logique apparente. J’imagine que si une telle logique existe, elle doit subir de fortes contraintes géologiques. En revanche, les parois sont couvertes des mêmes décorations fractales et multicolores que celles présentes dans le grand vaisseau filant désormais vers les étoiles. Avec le temps, je devrais parvenir à les utiliser pour retrouver mon chemin.
Ixycs s’arrête devant une porte où, comme je m’y attendais un peu, se trouvent ma photo et mon nom.
– En tout cas, je ne me sens pas trop dépaysé. Les couloirs et la porte me rappellent Rama.
Il me répond sur un ton sérieux, alors que ses yeux pétillent d’humour.
– Mais La Fournaise est un petit Rama. Elle n’attend qu’un consensus de ses habitants pour prendre son envol et partir explorer l’univers.
– Aaah ! Je comprends maintenant la signification du texte « Bienvenu à Ti-Rama ». Heu… Je suppose qu’il me faut avancer pour ouvrir la porte, c’est cela ?
– Oui ! Je t’en prie.
La porte s’ouvre sur un appartement bien plus vaste que celui que je partageais avec Nielle dans Rama. Outre le salon, il y a un bureau et trois chambres à coucher. La cuisine est assez grande pour servir de salle à manger à une famille de huit personnes. Dans toutes les pièces, le paysageur affiche une vallée au profil assez chaotique presque entièrement recouvert d’une épaisse végétation.
– C’est vachement grand !
– Tous les appartements de ce quartier étaient utilisés jusqu’au milieu du siècle passé par un noeud éducatif. Chaque appartement abritait une famille avec quatre enfants. L’évolution démographique a entrainé la dissolution de ce noeud. Ces locaux sont maintenant attribués principalement à des touristes ou des résidents temporaires comme toi.
– Oui, je comprends qu’avec une politique de réduction de la population, on évite d’avoir des familles nombreuses. Un enfant, voire deux, c’est largement suffisant.
– Non, tu n’as pas compris. Il est indispensable pour le développement harmonieux des enfants qu’ils grandissent dans une famille nombreuse. En revanche, il n’est pas nécessaire que chaque femme donne naissance à des enfants.
Je suis outré.
– Comment ? Vous avez une politique restrictive de natalité ? Interdire à des femmes d’avoir des enfants n’est pas très acratique à mon avis.
– Il n’est pas question d’interdire à une femme d’enfanter si tel est son désir. Faire des enfants est un droit, mais c’est aussi une responsabilité. Ceux (femmes ou hommes) qui désirent élever des enfants, en font leur activité principale et ainsi consacrent l’essentiel de leur temps à cette tâche. À quoi peut bien penser une femme qui pond un ou deux enfants pour immédiatement les confier à d’autres personnes afin de pouvoir vaquer à ses occupations ? Ça n’a pas de sens, mais c’est bien comme cela que ça se passait à l’Éclosion, non ?
– Oui ! Mais c’était le seul moyen pour les femmes de concilier le droit au travail et le droit naturel à procréer. Pour une mère de famille, ne pas être consignée au foyer, ni être dépendante financièrement de son mari était un grand progrès social acquis après de très longues années de lutte.
– Hmmm ! Mais pourquoi le père ne restait-il pas auprès de la mère de ses enfants pour partager les tâches de l’éducation ? Cela aurait été une contribution majeure à l’égalité des sexes, non ?
– Oui, j’en conviens, mais en ce temps-là, la société avait un aspect parmi d’autres que l’on pourrait résumer par la phrase : « Si tu veux manger, il te faut travailler ». Ce n’est apparemment plus le cas aujourd’hui, mais à l’époque, il était pratiquement impossible d’y échapper.
– Ce que je ne comprends pas, c’est qu’une société qui donnait tant d’importance à sa descendance, qu’elle a vu sa population décupler en moins de deux siècles, n’était pas capable de considérer l’éducation de ses enfants comme une activité principale.
– Bien sûr que si. Il y avait même une proportion non négligeable de la population qui travaillait dans l’éducation.
Je marque une pause, envahi par un début de confusion. Puis je reprends :
– Heu… En fait, il y avait également des enseignants qui étaient contraints de mettre leurs propres enfants dans des crèches pour pouvoir gagner leur vie à éduquer les enfants des autres. Tu as raison, cela n’a aucun sens.
Ixycs interrompt mes réflexions :
– Bien, je vois que ton bagage est arrivé. Je te laisse t’installer. Moi, je vais retourner dans mon propre logis, à l’huilet d’Orère. C’est situé à l’autre bout du cirque, derrière cette crête sur la gauche.
Il désigne le paysage d’un vaste mouvement du bras avant de poursuivre.
– Tu auras l’occasion de le découvrir un de ces jours. Nous nous y retrouvons fréquemment entre amis. Mais demain, c’est à Sinterose, au Centre Culturel Spatial, que cela se passe. As-tu besoin que je vienne te chercher, ou seras-tu capable de t’y rendre tout seul ?
– Je devrais pouvoir me débrouiller seul. Au pire, mon mentor me chuchotera à l’oreille le chemin à suivre. N’est-ce pas Jiminy ?
L’insecte mécanique perché sur mon épaule ne réagit pas. J’aurais pu m’adresser à un simple bijou que cela n’aurait pas fait de différence. Ixycs sourit et prend congé.
– Bon, alors à demain.
Me voici à nouveau seul dans un environnement qui ne m’est pas familier. Un sentiment de détresse cherche à m’envahir, stimulé par les souvenirs d’un passé vieux de cinq siècles. J’y résiste avec détermination, refusant de me laisser retomber dans la dépression.
Contrairement aux appartements dans Rama, il n’y a pas de paroi escamotable entre la pièce et la terrasse devant le paysageur. En fait, il se peut que la paroi soit présentement escamotée. Le paysage affiché est saisissant de réalisme. Il doit s’agir d’une vue réelle, puisqu’Ixycs y a fait référence pour indiquer son lieu de résidence. La caméra doit être suspendue à un ballon ou alors située sur une pente si raide qu’elle n’entre pas dans son champ.
Intrigué, j’ai envie de l’observer de plus près, mais avec prudence : je me souviens encore de ma mésaventure lors de ma première confrontation avec un paysageur.
Je sursaute de surprise lorsqu’en franchissant la limite entre la pièce et la terrasse, je ressens la même sensation qu’en entrant dans le restaurant sur la côte : une barrière de microturbulences. Pas exactement la même sensation, car la transition est inverse, passage d’un environnement contrôlé à l’air libre. La température est heureusement moins élevée que sur la côte, l’air est plus sec et plein du bruissement, porté par une faible brise thermique, d’une rivière coulant plusieurs centaines de mètres au dessous de mes pieds.
Wow ! Une fois de plus, je me suis fait piéger par mes idées toutes faites. Ce que je prenais pour un banal paysageur est en réalité un authentique balcon creusé dans la falaise formant le bord ouest du cirque de Maïfatte. La vue est totalement époustouflante. En face de moi, à cinq ou six kilomètres, le cirque est bordé par une barrière montagneuse d’altitude changeante, laissant ici apercevoir la ligne d’horizon de l’Océan Indien, culminant là en un piton auquel ne manque qu’un chapelet de neige pour en faire un géant.
Le centre du cirque est encombré d’une montagne dont le sommet atteint une altitude légèrement inférieure à celle où je me trouve. Cette montagne est érodée par de nombreuses et profondes ravines. À mi-pente s’étale un plateau dont la couverture végétale est parsemée de clairières elles-mêmes occupées par des dômes qui semblent être des habitations. Il s’agit probablement de l’huilet Lanouelle.
Loin en dessous de moi, au pied de la falaise, une rivière creuse son lit, alimentée par une multitude de ruisseaux coulant au fond d’autant de ravines.
À ma droite, une barre rocheuse forme un col qui laisse entrevoir le cirque voisin. À ma gauche, le cirque de Maïfatte semble prolonger ses reliefs tortueux, hors de ma visibilité en raison de la courbure de la falaise.
Comment se fait-il que les Fournaisiens ne revendiquent pas pour eux des appartements avec une vue si fabuleuse ? Il faut être fou pour se contenter d’un logement sans fenêtres avec un simple paysageur en guise d’ouverture sur le monde, alors que de tels bijoux sont disponibles. J’ai de la peine à comprendre.
Je reste là des heures à découvrir de nouveaux détails dans le paysage. Voilà un cirque qui n’a pas besoin d’engager des clowns pour offrir un spectacle inoubliable.
Derrière moi, le soleil descend tranquillement vers l’océan. Les ombres s’allongent petit à petit, grignotant progressivement tout le cirque. Bientôt, seuls les sommets les plus élevés sont encore éclairés par une douce lumière orangée. Dans un dernier bâillement rosé, l’astre du jour se couche, laissant Maïfatte sombrer lentement dans la nuit. En face, quelques faibles lumières s’allument çà et là dans Lanouelle.
Il commence à faire frisquet, j’ai faim et soif. Je vais voir si le chronostat dans la cuisine est aussi bien achalandé que ceux de Rama. Ensuite, une bonne douche et puis dodo !
Je me réveille en pleine nuit. Une faible lueur s’infiltre dans la chambre. Un clair de lune ? Je sors sur le balcon. La lune est absente, mais le ciel est couvert d’une multitude d’étoiles, bien plus que je n’en ai jamais vu. La pureté de l’atmosphère, due tant à l’altitude qu’à l’absence de pollution, associée à un ciel exempt de toute lumière artificielle offre un spectacle que bien peu de mes contemporains citadins pouvaient se vanter d’avoir contemplé. Il y a tant d’étoiles qu’il est impossible de distinguer les constellations. En revanche, la Voie lactée se déploie dans toute sa splendeur. Et là, ces deux grosses taches blanchâtres, ce doit être les petit et grand nuages de Magellan, les deux galaxies naines en orbite autour de la Voie lactée.