Pour une raison qui m’est inconnue (je sais, je pourrais demander au Réseau), les « Trois Salades » ne sont pas accessibles par un métro. On ne peut y parvenir qu’à pied, soit depuis Silahaut, soit depuis Maïfatte en passant par le col de Taillebite. Nous choisissons cette seconde solution et trouvons une chambre libre dans un gite à Marala. Nous l’avions déjà réservée, mais seulement pour quelques jours plus tard. Avec l’arrivée prochaine du cyclone, nous ne sommes pas les seuls à avoir bouleversé notre planning.
– Heureusement qu’il restait une chambre libre.
– Ben, tu sais ? On aurait tout aussi bien pu passer la nuit dans mon appart dans la falaise, et demain matin prendre le métro. Ça ne nous aurait pas pris plus d’un quart d’heure pour arriver ici.
– Ça gâcherait tout. Pourquoi crois-tu que les randonneurs insistent pour dormir sur place à chaque étape ? Je t’assure que notre escapade à Sinpole aura déjà cassé le rythme de notre excursion. C’est une bonne chose que nous soyons arrivés assez tôt au gite pour nous remettre dans l’ambiance.
– Tu as sans doute raison. Mais c’est dans une autre ambiance que je voudrais me remettre maintenant.
Je l’attire doucement vers le lit.
– Tu ne penses vraiment qu’à ça ! Et j’en suis très heureuse.
Le paysageur affiche le paysage tel qu’on peut le voir depuis Marala, mais par une fin d’après-midi ensoleillé. Le plateau sous lequel a été creusé le huilet de Marala est déjà dans l’ombre, mais à l’est, quelques sommets sont encore léchés par la lueur orange du soleil couchant.
Malgré la splendeur du décor, c’est le corps de Vadina qui retient toute mon attention. Une expédition composée de mes mains, de mes lèvres et de mes yeux y mène une exploration attentive, approfondie et sans cesse renouvelée des mystères de son être. Partant de la forêt sombre couvrant les délicates circonvolutions de son cerveau, en passant par la bouche tendre, d’où émerge parfois une langue passionnée, au-delà des deux pitons fermes contrôlant l’accès à une longue plaine frissonnante au moindre effleurement, au-delà encore du petit cratère laissé là par le lien maternel perdu, les aventuriers s’attardent un instant en lisière d’un bosquet abritant une caverne enchantée, pour s’engager enfin le long d’une longue et fine arche pliée en son milieu ; du sommet de laquelle on surplombe l’ensemble de ce monde merveilleux.
Soudain, mes yeux s’accrochent sur une ligne à peine perceptible. Avec une infinie douceur, mes doigts glissent le long de cette frontière si ténue que je ne l’avais jamais remarquée auparavant. Est-ce la lumière particulière du couchant qui l’a mise en évidence ?
– Vadina ? Je n’avais jamais remarqué ça. Ta jambe, là, au-dessous de cette ligne, elle semble légèrement plus claire qu’au-dessus. Et ta peau, elle est plus douce, plus jeune… enfin… je veux dire… encore plus jeune que sur le reste de ton corps.
Sortant de sa douce torpeur, elle vient me caresser le bras. Son regard devient grave.
– C’est là que commence ma nouvelle jambe.
– Quoi ? C’est une prothèse ? Que t’est-il arrivé ? C’était avant ou après votre départ ?
– Ma cabine était juste à côté de celle de Trembley. J’y dormais lorsque c’est arrivé. Par chance, je n’y ai perdu qu’une jambe.
– Oh ! Je ne savais pas. Pardonne-moi de ne pas t’avoir demandé plus de détails sur ton voyage.
– Je te suis très reconnaissante de ta discrétion. Mais si tu me posais des questions, je ne t’en voudrais pas.
– Mais c’est fou. Cette prothèse est parfaite. On ne remarque pas du tout que ce n’est pas ta vraie jambe.
– Mais c’est ma vraie jambe.
– Je ne comprends pas.
– Un éclat a traversé la paroi entre les deux cabines et est venu déchiqueter ma jambe. Elle n’était plus récupérable. Alors, on m’en a fait repousser une autre.
– Tu veux dire comme ces batraciens qui peuvent remplacer une patte amputée ?
– Exactement.
– Mais c’est formidable ! Je ne pensais pas que ce genre de techniques seraient déjà disponibles au 21e siècle, même à la fin.
– Tout organisme est potentiellement capable de régénérer des membres ou organes amputés, pour autant qu’il ne s’agisse pas d’un organe vital. La clé, c’est d’empêcher la cicatrisation. Celle-ci est très efficace pour assurer la survie de l’individu, mais elle bloque les mécanismes naturels de régénération. La technique a été maitrisée durant les années 20. Pour l’équipe médicale du bord, c’était une opération de routine.
– C’est génial. Avec ça, on pourrait facilement lutter contre le vieillissement. Quand on a un organe qui n’arrive plus à fonctionner correctement ou une articulation qui devient trop douloureuse, hop, on l’enlève et on en fait repousser un tout neuf. Il y a juste le cerveau que l’on ne peut évidemment pas remplacer.
– On le faisait effectivement. C’était en principe interdit au-delà d’un certain âge, car l’idée d’immortalité était considérée comme immorale alors que l’on visait à une décroissance de la population. Mais des riches vieillissants recouraient clandestinement à ce genre de pratiques. Et pour le cerveau, si l’on ne pouvait pas le remplacer, il était tout à fait possible de le rajeunir en faisant croitre de nouveaux neurones pour remplacer ceux qui dépérissaient. Le plus délicat était de préserver la mémoire, mais ce problème a également été surmonté.
– Je suis très heureux que tu aies de nouveau deux jambes intactes. Elles sont si belles.
– Pourquoi ? Tu ne m’aurais pas aimée s’il me manquait une patte ?
– Ben… non… heu… ce n’est pas ce que je voulais dire…, je…
– Lààà ! Calme-toi ! Je te taquinais. Continue de me caresser ! Tu n’avais pas tout à fait terminé.
Lors de notre visite de l’antenne de Sinpole, nous avons fait l’impasse sur le repas de midi. Dans mon cerveau, une petite lampe surmontée de l’inscription FAIM se met à clignoter.
– Je commence à avoir la dalle. Pas toi ?
– Oh ! Que si ! D’ailleurs, si on ne veut pas rater le repas, on ferait bien de se bouger.
En arrivant à la surface, je suis surpris par la pluie qui tombe sur un paysage qui, il y a encore quelques minutes, était illuminé par la clarté d’une pleine lune.
– Il y a quelque chose qui ne va pas ?
– Non, non ! Je me suis une fois encore fait piéger par le paysageur. J’avais oublié que le temps était à la pluie. J’espère juste que l’accalmie prévue pour demain se concrétise.
– Ne t’inquiète pas pour cela ! Les précipitations devraient cesser dans le courant de la soirée. Ça me fait très plaisir de vous retrouver ici.
L’homme qui nous aborde est le compagnon de l’astrophysicienne qui, l’autre soir, nous avait exposé cette théorie abracadabrantesque de la collision de Vénus avec une autre planète. Je réalise que je ne connais même pas leurs noms.
– Ha ! Bonsoir. Ça me fait également très plaisir. Ton amie est là aussi ? J’avais beaucoup apprécié son histoire d’amour très fusionnelle entre Vénus et Cupidon. Ha ! Ha !
– Elle se fera un plaisir d’effacer ton scepticisme, mais plus tard. Je crois que, maintenant, nous sommes attendus pour le repas.
– D’autant plus que j’ai une faim de loup.
Après le repas, certains randonneurs se retirent rapidement, prétextant un départ avant l’aube. Les autres se réunissent autour d’une cheminée dans laquelle un feu virtuel fait semblant de bruler. Mais il en sort tout de même une intense chaleur, probablement des lampes infrarouges habilement dissimulées.
– Il fait du bien ce feu. Mais permettez-moi de trouver qu’il fait un peu kitch. Une vraie flambée avec de vraies buches, ça a quand même plus d’allure.
Les pieds dans le plat, une fois de plus. Ces regards outrés par mes remarques inconvenantes, je commence à bien les connaitre.
– Excusez-moi ! Je ne voulais pas vous choquer. Je comprends très bien votre réticence à toute dissémination non contrôlée de gaz à effet de serre, mais je crains que vous ne soyez plus en mesure de ressentir ce qui a lié le feu et l’humain ces deux derniers millions d’années.
– Peut-être ! Mais ce pacte avec le feu, dont tu parais si fier, constitue le premier point de rupture entre l’humanité et la nature. Le résultat, il est là, tout autour de nous : plus de la moitié des espèces vivantes disparues en seulement deux siècles.
– J’en conviens, c’est dramatique, mais à ce que je vois justement autour de nous, le génie humain semble être parvenu à réparer les dégâts.
– Détrompe-toi ! Ce que tu vois ici à La Fournaise, c’est un jardin.
– Un jardin ? Je ne comprends pas.
– Très rares, sur la planète, sont les écosystèmes qui sont parvenus à maintenir leur véritable équilibre naturel, faute de diversité suffisante de ses espèces constitutives. Partout ailleurs, et ici également à La Fournaise, il faut une intervention permanente, du jardinage en quelque sorte, pour éviter l’effondrement des écosystèmes. On tente aussi de combler les lacunes de la diversité en créant génétiquement de nouvelles espèces pour coloniser les niches inoccupées. Mais c’est du bricolage. On ne sait pas quand la nature parviendra à reprendre le dessus, ni même si ce sera seulement possible un jour.
– Oh ! Pour la nature, je ne me fais pas de soucis. Après toutes les extinctions majeures, la diversité s’est toujours rétablie en à peine quelques millions d’années.
– Certes ! Mais que de souffrances pour tous les survivants dans l’intervalle ! Tu vois ?
– Ce que je vois surtout, c’est que réellement, ma place n’est pas ici, mais en 1999. Il est vraiment temps que j’entreprenne mon voyage de retour.
Blessé par ces attaques, je m’apprête à me lever pour fuir ce lieu, ces gens. L’ami de l’astrophysicienne me fait signe de rester assis.
– Bernard, pardonne à ces idiots de ne pas comprendre ta situation. Que comptes-tu faire pour retourner à ton époque ?
– Si seulement je le savais ! Pour le voyage dans le temps, je n’en ai pas la moindre idée. Par contre, ce que je peux déjà faire, ce serait de me procurer la pile Emmel et ce fameux mandat de transfert que, parait-il, j’aurais emportés avec moi dans le passé pour permettre ensuite mon arrivée ici.
– C’est effectivement une bonne chose à faire. Concernant le voyage temporel, je dois bien t’avouer que si, en tant que chronoticien, je vois par quels principes théoriques tu pourrais revenir vers le passé, c’est encore totalement hors de portée de notre technologie.
Là, ça devient intéressant, même s’il n’est pas capable de m’apporter la solution sur un plateau.
– Et ces principes théoriques, c’est quoi ?
– Que sais-tu du temps ?
– Ben ma foi, pas grand-chose. Qu’il passe, et que plus on avance dans la vie, plus il passe vite. Et là, maintenant, j’aimerais bien qu’il passe dans l’autre sens, histoire que je puisse acheter mon billet de retour. Plus sérieusement, j’ai de vagues notions de la théorie de la relativité d’Einstein : le temps se déroule plus lentement pour un objet qui se déplace à une vitesse proche de celle de la lumière ou qui se trouve plongé dans un champ de gravité intense. Il y a aussi la mécanique quantique, où la notion de causalité diffère de celle du monde macroscopique, mais là je suis complètement dépassé, j’ai jamais vraiment compris les idées de base.
– Et pour cause. Ces théories étaient incomplètes et inutilement compliquées. Leur principal défaut était qu’elles possédaient un potentiel prédictif extraordinaire, au sens scientifique du terme, bien sûr. Rien à voir avec les prédictions des voyants et autres astrologues du passé. Les calculs collaient tellement aux observations que, durant près de deux siècles, la plupart des physiciens les ont prises pour une description exacte de l’univers, même si aucun n’était capable de comprendre comment ça pouvait bien marcher. Lorsque, peu après l’Éclosion, ont été effectuées les premières observations qui ne collaient pas avec les théories, au lieu de remettre ces dernières en question, on les a juste bricolées un peu pour les rendre compatibles avec les observations. C’est ainsi que sont apparues des notions telles que l’inflation ou l’énergie noire. Mais ce n’était qu’épicycle et compagnie, tu sais, ces emboitements d’orbites circulaires que l’on rajoutait au modèle géocentrique d’Aristote pour expliquer le mouvement des planètes.
– Le Bigbang aussi ?
– Oui et non. L’idée de base du Bigbang était que si l’univers était en expansion, il devait à l’origine être concentré en un seul point avec une densité infinie et qu’avant cela l’espace et le temps n’existaient même pas. Ce n’est pas parce que, dans les accélérateurs de particules, on parvenait à recréer des évènements compatibles avec ce que disait la théorie sur les premiers instants après cette soi-disant origine, que cela s’est passé ainsi dans le monde réel.
– Mais alors, comment est apparu notre univers ?
– Tu as utilisé le bon terme : notre univers, pas l’univers. Notre univers est en fait le résultat de la formation d’un trou noir dans un univers extérieur.
– Attends ! Si je comprends bien, notre univers serait entièrement contenu dans un trou noir, comme ceux qu’il y a au coeur des galaxies, ou qui se forment après une explosion de supernova ?
– En quelque sorte, oui.
– Il devait s’agir d’un trou noir absolument gigantesque, pour contenir tous ces milliards de galaxies.
– Pas nécessairement. Par exemple, le trou noir au centre de notre galaxie contient un univers potentiellement aussi vaste que celui que nous pouvons percevoir. En fait, la taille des univers fils ne dépend pas vraiment de la taille des trous noirs parents, mais plutôt de leur âge et d’un certain nombre d’autres paramètres.
– Ouais, c’est encore plus débile, je veux dire incompréhensible, que l’histoire du chat de Schrödimachin. Comment un trou noir de seulement quelques millions de masses solaires pourrait-il contenir un univers pesant des milliards de milliards de milliards de fois plus, sans même aborder le problème des tailles respectives du contenu et du contenant ?
– Comment t’expliquer cela simplement ? Commençons par la question de la taille. Lors de l’effondrement d’une étoile en fin de vie en un trou noir, toute la masse restante de l’étoile tombe vers son centre sans pouvoir être retenue par aucune force connue. La densité de matière tend ainsi vers l’infini, ce qui a pour conséquence la production d’un champ de gravité tendant lui aussi vers l’infini. L’un des principaux résultats de la théorie de la relativité générale d’Einstein est que, sous l’effet d’un champ de gravité, l’espace et le temps subissent une contraction. Donc, si le champ de gravité est presque infini, l’espace et le temps subissent une contraction, elle aussi presque infinie. Ainsi, un observateur happé par un trou noir, bien que tombant à une vitesse proche de celle de la lumière, mettrait un temps quasi infini pour en atteindre le centre qui lui paraitrait situé à l’infini. Là où ça devient intéressant, c’est que la matière qui a formé le trou noir étant finie, l’espace infini à l’intérieur du trou noir est donc quasiment vide. En fait, la matière n’a pas le temps d’occuper l’espace qu’elle génère.
– La matière formerait donc une espèce de coquille de taille finie autour d’un espace infini ?
– Oui, c’est exactement cela ! À la nuance près, que l’infini est un artéfact mathématique qui n’est pas présent dans le monde réel. Un nouvel équilibre s’établit à un niveau bien au-delà de ce que nos théories sont actuellement capables de décrire. D’un point de vue pratique, on peut toutefois utiliser cette notion.
– OK. Mais tu me parles d’espaces infinis vides que tu compares à notre univers fourmillant de galaxies. Il n’y a pas là une contradiction, non ?
– J’y arrive. Si je ne me trompe, il y avait à l’Éclosion une théorie physique qui comparait les particules élémentaires à des sortes de cordes ?
– La théorie des cordes, oui, j’en ai entendu parler.
– Cette théorie prédisait, cela a été confirmé par la suite, que dans un espace complètement vide, de la matière est spontanément créée à partir de l’énergie latente de ce vide.
– Comme si le vide se transformait en matière ?
– D’une manière imagée, on pourrait dire comme cela, oui.
– Je commence à vaguement saisir ce que tu essaies de m’expliquer, mais ça reste très confus. Pourtant, il y a un truc qui ne me parait pas clair : si de la matière apparait spontanément à l’intérieur du trou noir, sa masse va augmenter et on devrait pouvoir observer l’effet de cette nouvelle masse de l’extérieur, non ?
– Non, car si effectivement la masse du trou noir augmente, l’influence de cette masse se propage sous forme d’ondes gravitationnelles qui elles non plus, à l’instar de la lumière, ne parviennent à s’échapper et restent confinées au-delà de l’horizon des évènements.
– J’ai entendu parler de trous noirs microscopiques. Il s’y forme aussi des univers dans ceux-ci ?
– La durée de vie de ces minuscules trous noirs est éphémère, bien plus courte qu’une seule seconde. L’univers qui s’y formerait, vu que le temps s’y déroule presque infiniment plus lentement, n’aurait simplement pas l’opportunité de commencer son existence.
Je laisse un instant à mon cerveau pour tenter d’assimiler cette nouvelle vision du monde.
– Là, je laisse vagabonder mon imagination. Est-ce qu’il serait possible de communiquer avec les habitants des univers de nos trous noirs, ou de celui dont notre propre univers n’est qu’un trou noir ?
– Il faudrait pour cela parvenir à utiliser un moyen de communication qui ne soit pas limité par la vitesse de la lumière. C’est encore et toujours hors de portée de nos connaissances. Mais même si tel était le cas, il est peu probable que nous ayons le moindre correspondant.
– Pourquoi ça ?
– En raison de la contraction temporelle. Prenons le trou noir au centre de la Voie lactée : pour simplifier le calcul, disons qu’il est vieux de dix-milliards d’années. Imaginons que la contraction temporelle en son sein soit d’un facteur d’un milliard, ce qui est très en dessous de la réalité. Donc, dans l’univers intérieur, il ne se serait écoulé que dix ans depuis le Bigbang. Et concernant l’univers qui englobe le nôtre, il doit être si vieux que plus une seule étoile ne doit encore y briller.
– Mais on pourrait communiquer avec les univers frères, qui devraient avoir sensiblement le même âge que le nôtre ?
– Heu… Oui, peut-être.
Un long silence s’installe autour de la table, laissant chacun rêver à la perspective d’un contact avec d’autres univers.
– Je crois qu’on a quelque peu divergé. C’était vachement passionnant, mais je voudrais vraiment en savoir plus sur les possibilités de voyage temporel.
– Tu as raison. Du point de vue de la vieille physique quantique, le temps n’est que le cadre de la succession des évènements, le moteur de la causalité.
– Il y aurait donc un moyen de remonter la chaine de causalité pour refaire le chemin à l’envers ?
– Non, pas vraiment. Le temps s’écoule toujours du passé vers l’avenir, il ne recule jamais.
– Mais alors, il n’y a aucun espoir ? Tu semblais justement dire que si.
– Il ne recule jamais, ce qui ne veut pas dire qu’il se propage en ligne droite.
– Je ne comprends pas.
– Aux alentours de l’Éclosion, il y a eu de nombreuses tentatives d’unifier les théories de la relativité d’Einstein et celles de la mécanique quantique. Une famille de ces nouvelles théories était nommée gravitation quantique euclidienne. Son principal défaut était que lorsqu’on y appliquait les principes de superposition quantique, on obtenait une sorte de gros fouillis avec un nombre infini de dimensions en lieu et place d’un espace-temps classique lisse à grande échelle, comme celui que l’on observe avec les télescopes. On simulait ces modèles en utilisant des briques d’univers élémentaires constituées de triangles qui portaient les paramètres que l’on voulait étudier, tels que l’énergie du vide, la flèche du temps, etc.
– Un peu comme la triangulation utilisée par les programmes de synthèse d’images 3D ?
– Heu… si tu le dis. Mais, on s’est aperçu que l’on ne pouvait obtenir une description semblable à notre univers que si l’on ordonnait les petits triangles de telle sorte que toutes les flèches de temps pointent dans la même direction, sinon on obtenait invariablement le fouillis infinidimensionnel.
– Mais alors, une fois de plus, il faut en déduire que le temps est irréversible ?
– Attends ! D’autre part, avant l’Éclosion, le physicien Everett a donné une interprétation de la décohérence quantique sous la forme de la création d’un univers parallèle pour chacun des états quantiques précédemment superposés.
– Ouais ! Ça : je connaissais. Mais c’est complètement débile. Ça n’a pas de sens, d’imaginer qu’à chaque instant, il se forme un nombre d’univers si grand qu’il faudrait un nombre avec plus de chiffres qu’il y a de particules dans l’univers pour le représenter. Et puis, il faudrait aussi imaginer qu’à l’origine de cette chaine, il y eut un instant où il n’y avait qu’un seul univers d’où tous les autres seraient issus. Vraiment débile.
– Pourquoi ? On pourrait imaginer que cet instant de l’univers unique coïncide avec le Bigbang. Mais tu as raison, ce n’est pas réaliste. Il a fallu plus d’un siècle pour que l’on réalise que, si à chaque état superposé correspondait un univers différent, ces univers n’étaient pas créés au moment de la décohérence, mais qu’ils étaient déjà préexistants.
– Hum… si je comprends bien, cela voudrait dire que ce que l’on appelait la superposition d’états serait plutôt une superposition d’univers ?
– En quelque sorte. Mais plus précisément : si dans un certain nombre d’univers, un point particulier de leur espace-temps était occupé par une particule identique, chaque fois dans un certain état, alors il se produirait une sorte de court-circuit qui les relierait par ce que l’on décrit comme une superposition des états de la particule.
– Mais ce genre de situation doit être très rare. Les univers ne se touchent que par des points uniques. La probabilité que deux univers soient interconnectés par deux points ou plus doit être extrêmement faible, non ?
– En fait, non ! Les interconnections ne se font pas en des points isolés, mais en… comment dire?… des nuages de points d’interconnexion. Et ces nuages peuvent être de forme et de taille quelconques.
– Mais qu’est-ce qui différencie ces univers ?
– Eh Bien, la flèche du temps, pardi !
– Haaaa ! Je vois ! Alors, si on revient à la gravitation quantique machin avec les petits triangles, chacun des univers avec sa flèche du temps bien alignée, mis ensemble, ça nous donne la grosse pelote avec son infinitude dimensionnelle. C’est ça ?
– Exactement. Ce que la mécanique quantique décrivait avec des probabilités n’est que la collision d’univers ayant chacun sa propre chaine de causalité et qui, par coïncidence, dans une certaine région de leur espace-temps, partagent le même contenu.
– Mais alors ? Tu voudrais dire que : si l’on était capable, au sein d’un volume donné, pour chacune des particules en superposition, de choisir comment celles-ci vont se décohérer, on pourrait faire une machine qui nous permettrait de passer dans un univers avec une flèche de temps différente ?
– Voilà, oui !
– Et si on faisait se succéder des tels sauts, on pourrait rejoindre une flèche de temps qui serait pointée exactement dans le sens opposé de celle de notre univers et ainsi remonter le temps.
– C’est l’idée.
Je commence à me sentir surexcité.
– Mais… mais alors ? Une fois que l’on aurait reculé de cinq siècles, il suffirait de nouveau de sauter d’un univers à l’autre jusqu’au nôtre et je serais de retour chez moi ?
Il me regarde en souriant.
– Oui, en principe.
– Mais qu’est-ce que tu attends pour me fabriquer une telle machine ?
– Ben, juste que l’on découvre comment faire bifurquer la flèche du temps. Aujourd’hui, personne dans le système solaire n’a la moindre idée de comment faire une telle chose.
– Oh ! Crotte alors ! J’y croyais presque.
Là, je retombe de haut. Pendant un instant, je croyais vraiment que j’y arriverais. J’avais l’impression d’être à juste deux millimètres de la solution.
– Mais, les chronostats, ils ne fonctionnent pas selon ce principe ?
– Pas vraiment, ils manipulent bien la flèche du temps, mais ne font que moduler son intensité. Ils ne sont pas capables de la réorienter.
– Bon, ben c’est foutu ! Je ne parviendrai pas à retourner en 1999.
– Manifestement, tu y es parvenu… heu… parviendra. Mais effectivement, je ne suis pas en mesure de t’y aider concrètement.
J’essaie de me remettre de ce fol espoir.
– Tant pis. Merci quand même pour les explications théoriques. Il faut espérer que l’on fasse rapidement la percée technologique qui rendra le voyage possible.
Vadina se penche vers moi pour me murmurer dans l’oreille.
– Bernard, tu ne veux pas entreprendre un autre voyage, dans un univers où il n’y a que toi et moi ? Et ensuite, tu pourras retourner en 1999 par tes rêves.