Les nuages de la veille se sont dissipés, tant dans mon esprit que sur les crêtes. Ce n’est que partie remise. Déjà, d’humbles cumulus se mettent à germer loin au-dessus des sommets, là où l’humidité transpirée par la végétation, emportée par les courants ascendants, franchit la limite de rosée. D’ici quelques heures, le paysage va à nouveau se boucher, au rythme immuable des journées soumises aux alizés. Mais pour l’instant, la visibilité est parfaite sur le cirque de Maïfatte. Si parfaite, qu’au-delà du piton Cabrille, au-delà même de la gorge creusée par la Rivière Dégalet, au-delà encore de l’océan, s’il n’était caché par l’horizon, on pourrait distinguer le nord de la grande ile qu’autrefois on nommait Madagascar.
Le soleil se glisse silencieusement dans le cirque, léchant de ses lèvres orangées le grand rempart du Mailledot. En quittant Platomao, nous ne descendons pas immédiatement dans Maïfatte. Nous devons d’abord longer sur quelques centaines de mètres la crête qui sépare les deux cirques avant de pouvoir entamer la descente par le sentier Secoute. Sur la crête, l’air est encore frais, mais le soleil nous réchauffe suffisamment pour que nous puissions laisser nos pulls dans nos sacs à dos.
Bounda comme à son habitude, est déjà loin devant. C’est tout lui, ça : à la moindre montée, il mendie une place sur mes épaules, mais dès que le terrain est plat ou descend, on ne le voit plus qu’à l’heure du piquenique.
Ce n’est pas l’heure du repas, mais le voilà qui nous attend au pied d’un panneau indicateur en bois. Il marque une certaine agitation, peut-être de l’impatience.
– Eh bien ! Bounda, que t’arrive-t-il ?
L’orang-outang secoue le panneau.
– Hook ! Hook ! C’est par là !
– Je vois bien que c’est par là. Mais si tu continues à secouer ce panneau comme ça, tu vas le déraciner et tu te feras gronder par ton mentor.
À cette remarque, il se calme immédiatement et me regarde timidement en rentrant la tête dans les épaules.
– Pas punir. Bounda pas méchant.
– Il ne s’agit pas de te punir. C’est juste que ce panneau peut être utile à d’autres randonneurs. Il ne faut pas l’abimer. Regarde ! Il indique les huilets que l’on peut atteindre par ce chemin : Orère, Lanouelle, Caillaine et Huilet Amaleure.
Bounda passe ses doigts sur les noms gravés dans le bois, semblant se demander comment ces formes bizarres pouvaient avoir une signification quelconque. Très vite, sa curiosité tactile est satisfaite. Il s’écarte du panneau, hésite un instant, puis part en courant maladroitement sur le sentier qui s’enfonce dans la forêt.
Bien que les arbres composant cette forêt ne s’élèvent pas à plus de cinq ou six mètres, ceux-ci forment une voute qui se referme complètement au-dessus de nos têtes. La lumière a de la peine à y pénétrer. L’humidité par contre s’y trouve à l’aise et n’hésite pas à nous courtiser, à nous envelopper de son affection, à s’infiltrer jusqu’au plus profond de nos vêtements. Une humidité froide, contrairement à celle qui sévit à plus basse altitude. Encore heureux qu’il ne pleuve pas. Il est temps d’enfiler nos pulls.
Rapidement, l’effort compense les pertes de chaleur et nous parvenons à apprécier les charmes de cette forêt que les petits peuples des légendes celtiques n’auraient pas reniés. De toutes les essences qui la composent, je ne reconnais que le tamarin et la fougère arborescente. Cette dernière est présente en grand nombre dans cette forêt primaire. Les grandes fougères hautes de 50 cm qui peuplent les forêts européennes paraissent toutes riquiqui par rapport à celles d’ici. Dotées d’un long tronc couvert d’écailles, elles déploient leurs grands panaches au-dessus de la canopée. Quelque chose me dit que si l’on doit un jour rencontrer les peuples mythiques d’Amborie, ce sera aujourd’hui.
Par moment, lorsque le chemin s’engage dans une ravine, des trouées dans le couvert végétal nous offrent une vue très partielle du paysage. Tout est vert, du fond des ravines aux sommets des falaises. La forêt est tellement exubérante que même les plus raides pentes sont couvertes de végétation.
La ravine qui s’ouvre maintenant devant nous est plus imposante que les précédentes. Elle est plus profonde et plus large. La paroi qui nous fait face est juste une arête, une fine membrane de pierre, qui sépare la ravine de sa voisine.
– Vadina, tu vois la paroi en face ? Je crois qu’il y a un chemin qui suit l’arête. Nous devrons peut-être y passer.
– Tu crois vraiment ? Je ne sais pas s’il est praticable. Regarde, là ! Une partie s’est effondrée. Je ne vois pas comment on pourrait passer.
– C’est vrai ! Pourtant, il y a des randonneurs sur l’arête.
– Peut-être sont-ils là juste pour admirer le paysage. J’espère qu’il y a un autre chemin sur le flanc de la falaise.
– On verra bien assez tôt. Avançons !
Mais le chemin ne semble pas pressé de nous amener sur les lieux. Il s’évertue à nous faire descendre dans une ravine secondaire, remonter pour franchir une petite crête, redescendre dans la ravine suivante pour enfin, après avoir longé une longue falaise à mi-pente, nous amener sur la fameuse arête. On se croirait dans une de ces vieilles gravures chinoises représentant des paysages karstiques. De loin, elle avait l’air plus vertigineuse. Peut-être est-ce parce que malgré l’étroitesse du terrain, les arbres poussant sur les pentes latérales nous forment comme une rambarde rassurante. N’empêche qu’il ne faudrait pas trébucher ici.
– Tu vois, ce n’est pas si terrible que ça.
– Tu sais, Bernard, je ne crois pas que nous soyons déjà sur place. Regarde ! L’arête n’est pas interrompue. C’est plus loin. Probablement au-delà de ce petit sommet, là devant.
En effet, après avoir contourné une petite pointe, la véritable arête de la mort qui tue se présente devant nous.
– Ha ouais ! Là, c’est autre chose.
– Non !? On va devoir traverser ça ?
– Je le crains, oui.
Au-dessus de l’arête, le chemin ne fait pas plus d’un mètre de large. Un mètre, c’est confortable lorsqu’il s’agit d’un trottoir dominant la chaussée d’une bonne dizaine de centimètres. Mais si la bordure est haute d’une centaine de mètres… et des deux cotés, même si je ne suis pas particulièrement sujet au vertige, là, ça me fout les ch’tons. Heureusement qu’il n’y a personne qui vient en face, parce que je ne voudrais pas croiser là, même si je sais qu’on aurait toute la place nécessaire.
La zone la plus étroite mesure environ 60 à 70 mètres de long. Les vingt premiers, à plat, le reste monte avec une pente de près de 20 %. Au milieu de la pente, l’arête s’est effondrée sur une dizaine de mètres et une profondeur de quinze. Une fine passerelle de silicarbone pas plus large que le chemin naturel, sans rambardes, ni mains-courantes, franchit le précipice.
– Ah ! Non ! Non ! Moi, je passe pas par là.
– Et alors, tu vas faire quoi ? Attendre qu’un hélico passe te chercher ?
– Je sais pas. Mais je peux pas. Je peux pas. T’as vu la passerelle ? Elle va se briser lorsque l’on sera dessus, ou tout au moins se tordre et nous précipiter dans le vide.
– Mais, non, tu le sais bien. Le silicarbone a une rigidité exceptionnelle, il va à peine vibrer à ton passage.
– C’est possible, mais je peux pas.
Là, on a un problème. Allo Houston ?! Je réfléchis un instant en regardant tout autour de moi, espérant sans doute trouver une solution quelque part, par terre. C’est alors que j’aperçois Bounda qui nous attend de l’autre côté en gesticulant dans notre direction.
– Regarde Bounda, il n’a pas eu peur, lui.
– Et alors ? Lui, c’est dans sa nature de se balancer au dessus du vide. Nous, ça fait des millions d’années qu’on ne se balade plus dans les arbres.
– Bon, on va rester ici un moment, le temps que tu rassembles ton courage. Oh ! Écarte-toi pour laisser passer ces gens !
Un groupe de randonneurs nous dépasse et se lance à l’assaut de l’arête. Ils n’ont pas l’air très rassurés non plus, mais n’hésitent pas plus de quelques secondes avant d’affronter leur destin. Évidemment, tous survivent à l’épreuve.
– Tu vois ? La passerelle n’a pas bougé. Il n’y a pas de danger.
– Tais-toi ! Je peux pas : je peux pas !
Je n’insiste pas. Il faudra bien que Vadina réalise que c’est le seul chemin possible, à moins de rebrousser chemin ; solution que je soupçonne qu’elle n’est pas prête à envisager. Ce ne serait pas digne de quelqu’un qui a franchi des abimes profonds de plusieurs années-lumière.
Maintenant que les randonneurs ont poursuivi leur chemin, Bounda revient sur ses pas et s’engage prudemment sur l’arête. Même si c’est dans sa nature, il n’est pas particulièrement rassuré. Tranquillement, sans se presser, il franchit la passerelle, améliorant son équilibre en prenant appui sur le sol à l’aide de ses longs bras. Arrivé à notre hauteur, il saisit doucement la main de Vadina et fait mine de la tirer vers l’arête.
– Non Bounda ! Je ne peux pas.
L’orang-outang ne renonce pas. Il fixe Vadina d’un regard propre à son espèce. Un de ces regards qui sont, à nous les homos, si difficiles à interpréter. Finalement, Vadina cède à la pression et accepte de suivre le singe.
Je m’abstiens de tout commentaire, les suivant à quelques mètres de distance. Lentement, pas à pas, nous nous approchons de l’autre bord, là où le chemin s’enfonce à nouveau dans la forêt. Tout se passe sans problèmes, sauf lorsqu’un oiseau survole la passe, passant à trente centimètres des yeux de Vadina. Je crains qu’il ne l’effraie, mais elle ne semble même pas remarquer son passage.
Voilà, c’est fait. L’obstacle est franchi. Je pensais que Vadina allait vouloir se poser un instant pour se remettre de ses émotions, mais, sans un mot, elle s’engage résolument dans la forêt. Le chemin court sur le flanc abrupt de la ravine. Toutefois, le vide est masqué par la végétation, inhibant ainsi toute velléité de vertige.
Puis, nous atteignons le sommet. Celui-ci forme une sorte de plateau boisé. Le chemin s’écarte légèrement de la pente. La tension baisse rapidement. Je remarque que Vadina semble plus détendue, mais elle continue à marcher sans parler. Ce n’est que lorsque le sentier s’enfonce plus profondément sur le plateau, qu’il s’enfile dans un fossé peu profond pour finalement aboutir sur une sorte de petite place, que Vadina s’arrête, pousse un long soupir et déclare :
– Voilà ! C’est ici que l’on va faire une pause.
Cet endroit est comme un cocon protecteur qui nous isole du reste du monde. C’est en profitant de la quiétude de ce lieu que je prends toute la mesure de l’aspect tourmenté et chaotique des paysages de cette ile. Ici, plus rien ne bouge, même le vent semble passer son chemin sur la pointe des pieds. Bounda semble surpris et inquiet du silence, mais se rassure rapidement et grimpe sur une branche où il s’installe pour se reposer.
– Vadina ! Comment te sens-tu ? Ça va mieux ?
Encore marquée par l’épreuve qu’elle vient de subir, elle me fixe d’un regard vide et soupire avant de me répondre.
– Dans l’espace, j’avais vécu des situations bien plus périlleuses que celle-ci, mais jamais je n’ai eu aussi peur. Le vertige, je ne connaissais pas. Je ne comprends pas pourquoi il me frappe ici et maintenant. En tout cas, je ne repasse pas par là, jamais !
– Notre itinéraire ne prévoit pas de retourner sur nos pas, mais je ne peux pas te garantir qu’il n’y aura pas d’autre passage vertigineux. Il faudra se renseigner et le cas échéant, court-circuiter l’obstacle en métro. Tu veux manger quelque chose ?
– Non merci ! Juste boire un peu.
Nous nous asseyons sur un vieux tronc couché couvert de mousse qui semble avoir déjà servi à de nombreux autres randonneurs. Soudain, Vadina pose une main crispée sur ma cuisse et se met à me parler tout doucement dans l’oreille.
– Bernard, ne fais aucun mouvement brusque et regarde la souche en face de nous, entre les racines !
– Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
– Je ne sais pas. On dirait des petits bonshommes.
– Je ne vois rien.
– Mais si, là ! Il y en a trois.
Bounda a-t-il aussi remarqué quelque chose ? Il se laisse glisser lentement de sa branche et se dirige vers la souche en poussant quelques vocalises.
– Hou ! Hou ! Quoi ça ?
– Ha ! C’est malin ! Bounda, tu leur as fait peur. Ils sont partis.
Je me lève et vais inspecter le creux entre les deux racines de la souche.
– On dirait l’ouverture d’un terrier. Ce devait être un rongeur ou une autre bestiole. Je ne sais pas s’il y a des rats sur cette ile, mais je ne vois pas ce que ça pourrait être d’autre.
– C’est ça, trois rats avec des manteaux et des gros capuchons sur la tête.
– Hmmm. Je crois que tu as été un peu trop marquée par cette histoire de lutins que nous a racontée Ixycs l’autre soir. Mais ce n’est qu’une légende. Un truc pour faire peur aux enfants.
– Oui ! Tu as probablement raison. Je suis encore sous le coup de l’émotion. Ça va me passer. Mais j’avais vraiment l’impression de les voir comme je te vois là. Et puis, Bounda aussi a vu quelque chose.
– Comme j’te l’ai dit, un petit rongeur ou un truc comme ça. Bois encore un peu. Tu as besoin de te remettre.
Les petits êtres ne réapparaissent pas. Seul le murmure du vent dans les arbres nous tient compagnie. Finalement, nous quittons ce havre de paix pour continuer notre route en direction d’Orère. Très vite, le plateau se termine et le chemin s’engage le long d’une immense ravine, juste en contrebas de la crête. La progression est facile, la dénivellation pratiquement nulle. Vadina s’accroche à ma main. Le soutien qu’elle y recherche n’est pas motivé par la peur de perdre son équilibre, tout au moins son équilibre physique. Bounda a à nouveau disparu loin en avant.
Rapidement, l’autre flanc de la ravine s’abaisse, nous offrant une vue nouvelle sur le cirque de Maïfatte. Ses microclimats sont progressivement plus arides en allant de l’est vers l’ouest. Le paysage est chaotique. Il y a plusieurs montagnes au milieu du cirque. L’une d’entre elles ressemble à une immense dent de requin, alors qu’une autre a la forme d’une mésa typique de l’Ouest américain.
Bientôt, la crête que nous suivons s’éloigne de la ravine. Le chemin lui reste fidèle et se jette franchement dans la pente. La progression devient délicate, sans toutefois être aussi vertigineuse que tantôt. Enfin, de mon point de vue.
– Ça va, Vadina ? Tu veux que je t’aide ?
– Non, non. Pas de problème. Rien à voir avec… avant. Y faut juste faire gaffe de pas finir sur le cul.
Trois cent mètres plus bas, le sentier se décide enfin à suivre une pente plus raisonnable à l’écart de la ravine. La végétation change totalement. Nous traversons une forêt de pins dont les épines mortes forment un épais tapis sur le sol, étouffant les sons comme le ferait de la neige. Il n’y a pas que les sons à être étouffés, le sous-bois a également beaucoup de peine à se développer. Il en résulte une ambiance étrange, à la fois apaisante et angoissante, comme si cet endroit n’était pas à sa place et qu’il en était conscient. J’en fais part à Vadina.
– Elle est étrange cette forêt, tu ne trouves pas ?
– Ce qui est étrange, c’est que cette forêt, manifestement artificielle, n’ait pas été restituée. Regarde ! Les arbres sont régulièrement espacés comme s’il s’agissait d’une plantation.
– Sais-tu pourquoi elle n’a pas été restituée ?
– Non, aucune idée. Mais si cela t’intéresse, tu n’as qu’à interroger le Réseau.
– Ben, une autre fois peut-être. J’ai la flemme de sortir le disque doré. C’était plus une question comme ça qu’un réel besoin de savoir.
– Mais tu n’as pas besoin du disque doré pour interroger le Réseau. T’as qu’à utiliser ton Jimini.
– Mais !? Jimini, c’est mon mentor.
– Ben ouais, et alors ? Quoi ? Ça fait combien de temps que tu es arrivé dans cette époque ? Tu ne vas pas me dire que tu n’avais pas compris qu’un mentor, ça peut aussi servir de communicateur si on n’a pas besoin d’images ?
– Heu… Quitte à passer pour un débile, je dois bien t’avouer que si, je n’y avais jamais pensé. Mais tu sais, moi et les téléphones : ce sont deux histoires différentes.
Pendant un instant, elle me regarde comme si effectivement, j’étais un débile, mais heureusement pas longtemps.
– Ha ! Qu’est-ce que tu deviendrais si je n’étais pas là pour t’enseigner les choses les plus élémentaires ? Tu es vraiment sûr que tu parviendras à retrouver ton chemin vers le 20e siècle tout seul ?
– Tout seul ? Je sais pas. Mais j’y parviendrai et j’aurai toujours une pensée émue pour l’aide et le soutien que tu m’auras apporté.
Nous échangeons un baiser langoureux et reprenons notre route.
À une bifurcation, Bounda nous attend devant le panneau indicateur. Une flèche clignote dans la direction de Huilet Amaleure et Orère.
– Alors, Bounda, tu nous dis quel chemin nous devons prendre.
Il ne répond pas à la question, mais retrousse ses lèvres pour nous faire comprendre qu’il n’est pas content.
– Eh bien, que se passe-t-il ? Tu n’es pas content ? Dis-moi ce qui ne va pas.
– Pour chemin, t’as qu’à regarder panneau flèche.
– Et c’est pour ça que tu boudes ?
– Nan ! Bounda faim ! Après Bounda montrer direction.
– Ah ? C’est ça ? Moi aussi j’ai faim et je ne me fâche pas pour autant. Mais tu as raison, il est largement temps de manger un morceau. Vadina, asseyons-nous là !
Nous nous apprêtons à repartir lorsque Bounda fixe son regard sur une branche au-dessus de nous, tend le bras dans cette direction et prononce sans l’aide de son mentor :
– Tec-tec !
Nous suivons son regard sans rien remarquer de particulier. Bounda insiste.
– Oiseau tec-tec !
– Ah oui ! Regarde ! Là ! Sur la branche ! Un tout petit oiseau qui ressemble à un rouge-gorge !
– La branche ? Oui ! Mais laquelle ?
– Celle-là, là !
J’ai juste le temps d’apercevoir une minuscule boule de plumes écarter les ailes, s’envoler et se perdre dans les arbres.
– Zut, raté ! Je l’ai juste vu s’envoler. Ce sera pour une prochaine fois. Bon, nous aussi, il faut que l’on s’envole. On a encore du chemin avant d’arriver à Orère.
Le sentier nous fait traverser Huilet Amaleure. En fait, il s’agit d’un huilet double, Huilet Amaleure Léo et Huilet Amaleure, séparés par une ravine peu profonde.
Orère, le but de la journée, se trouve maintenant juste en face de nous, une centaine de mètres plus haut. Mais avant de monter, il va nous falloir d’abord franchir une autre ravine profonde elle aussi d’une centaine de mètres.
– Ha ! Ben, c’est malin. Tout ce qu’on va descendre, là, il va falloir le remonter de l’autre côté.
– Bernard, s’il te plait ! Moi aussi je suis fatiguée. Mais c’est pas une raison pour commencer à râler. Dis-toi qu’une fois qu’on sera là haut, tu pourras prendre une douche et te reposer.
– Une douche ! Aaaaaah ! Mais qu’est-ce qu’on traine encore ici ?
Heureusement, il ne nous faut pas descendre jusqu’au fond de la ravine. La rivière coule au fond d’une gorge très étroite franchie par un pont suspendu une trentaine de mètres au-dessus.
C’est fou ce qu’il peut être passionnant de regarder un ruisseau couler sous un pont lorsque l’alternative consiste à grimper deux-cents mètres de dénivellation avec une pente moyenne de 40 %.
– Alors Bernard, qu’est-ce que tu fous ? Tu viens ? Faut y aller maintenant.
– Voilà, voilà ! J’arrive. Je regarde encore une fois et je viens.
Rassemblant tout mon courage, je quitte le pont et me lance dans la pente à la poursuite de Vadina qui ne m’a pas attendue.
– Putain, il va falloir grimper tout ça ?
Je n’ai pas le temps de me décourager. Bounda prend ma main et me lance un regard implorant.
– Et en plus, lui, il veut que je le porte. Au secours !
Mètre après mètre, le fond de la ravine s’éloigne au-dessous de moi. Le sommet ne semble pas se rapprocher pour autant. Heureusement, Bounda a vite compris qu’il avait intérêt à faire la montée tout seul. En sautant de branche en branche, c’est comme de grimper sur un arbre de deux-cents mètres de haut. C’est haut, mais sa physionomie y est parfaitement adaptée.
Pour moi par contre, l’évolution a optimisé ma physionomie pour marcher dans la savane, non pas pour escalader des falaises. Allez ! Encore un mètre. Tu vas y arriver. Courage ! Et un mètre pour papa ! Et un mètre pour maman !
Je ne sais pas comment je suis finalement parvenu au sommet, probablement en mettant un pied devant l’autre, même si cet exploit me parait totalement irréaliste. Vadina et Bounda m’attendent tranquillement assis sur un banc au bord du chemin. Ils plaisantent à mon sujet :
– Tu as gagné ! J’étais sûr qu’il mettrait dix minutes de plus pour arriver.
– Bernard, singe vieux, usé, fatigué ! Hook !