Finalement, nous décidons de commencer par le cirque de Salazille. Nous passerons sur Maïfatte par le col Débeu, descendrons sur Orère et traverserons le cirque de Maïfatte en passant par Caillaine, Lanouelle et Marala. Puis nous franchirons un autre col pour redescendre dans Silahaut. Là, Ixycs nous a recommandé de nous arrêter aux Trois Salades. En métro, cet itinéraire nous prendrait tout au plus une demi-heure, mais en trainant les pieds à la surface, il nous faudra une dizaine de jours pour le parcourir.
Ailebour s’étend sur une terrasse pelotonnée au pied de la paroi orientale du cirque de Salazille. De l’ancienne station thermale, il ne reste qu’une antique maison de style créole, au milieu d’une dizaine de dômes dispersés sur le plateau. Vadina semble être tombée sous le charme de cette bâtisse. Moi, je suis moins impressionné. Après les pseudochalets de Rama, je reste plutôt circonspect vis-à-vis des soi-disant vestiges du passé. Ce trek n’est pas une visite à Disneyland.
– Oh ! Bernard. Tu crois qu’on peut visiter cette maison ? Elle est si jolie !
– Je sais pas. Il faut demander. Mais tu es vraiment sure que tu veux la visiter ? Tu sais, ça va prendre du temps et si on s’arrête toutes les cinq minutes pour visiter un truc, on n’arrivera jamais au gite à temps, ce soir.
– Bernard ! Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu es à ce point pressé ? On est là pour profiter des lieux. Ce n’est pas une course. On a tout notre temps. Et si la nuit nous surprend avant qu’on soit arrivé au gite prévu, nous nous arrêterons au premier sur notre chemin. S’il est plein, on prendra le métro pour en rejoindre un autre. Allez ! Viens ! Je suis persuadée que tu vas apprécier cette visite.
On a de la chance. La maison est en effet visitable. D’ailleurs, un groupe est déjà en train de se former pour la prochaine visite guidée qui débutera dans quelques minutes. Parmi le groupe se trouve une demi-douzaine d’enfants de tous âges, assez turbulents.
La guide est une femme d’une trentaine d’années au teint métissé qui s’accorde ma foi très bien au décor. En fait, il n’y a ici que Vadina et moi qui détonnons avec notre carnation blafarde.
– Bonjour et bienvenue à la maison Foloi ! Au nom de tout le noeud Foloi, je vous remercie pour l’intérêt que vous portez à l’histoire de notre ile. Nous commencerons la visite par les jardins. Puis nous continuerons par la maison en elle-même, pour terminer par les communs. Avant que nous commencions, avez-vous déjà des questions ?
Intrigué par le T-shirt que porte la guide, je me lance.
– Oui, moi. Le motif, là sur ton T-shirt… Ce personnage avec son chapeau et le mot « PARDON ! » en vieux français, je l’ai déjà vu quelques fois graffité sur des murs. Quelle est sa signification ?
– Bien vu. Il s’agit d’une symbolique propre à La Fournaise, dont l’origine remonte à la Restitution, voire même plus loin encore dans le passé. Le diablotin symbolise l’être humain qui par simple négligence a provoqué une extinction majeure de la biodiversité planétaire. Le mot « PARDON ! » symbolise, lui, son regret sincère après la prise de conscience de la situation.
Elle laisse un temps à ses auditeurs pour méditer sa réponse.
– Quelqu’un a une autre question ? Non ? Alors, veuillez me suivre, c’est par là.
Vadina s’émerveille de toutes les essences réunies en ce lieu. Comme un bourdon, elle passe d’une fleur à l’autre pour humer son parfum, caresser ses pétales, allant jusqu’à récolter du pollen pour s’en colorer les joues.
– Hoooo ! Comme elles sont belles ! Regarde-moi ça ! Et leur parfum ! Elles me rappellent les serres du vaisseau, mais tellement plus belles.
Moi, je reste indifférent. Il est vrai que ma mère étant jardinière, j’ai grandi noyé dans les fleurs, plantes décoratives et autres légumineuses jusqu’à l’écoeurement. Si j’avais eu un tempérament un tant soit peu militant, nul doute que j’aurais créé le MLPA, « Mouvement de Libération des Plantes d’Appartement ». Ce n’est pas que je reste insensible devant les charmes darwiniens déployés par le règne végétal, loin de là ! Mais mon émerveillement ne parvient à s’épanouir pleinement que si son objet croît dans la folle anarchie d’un milieu naturel. Cette ile regorgeant de tels trésors biologiques, je ne vois pas l’intérêt d’y maintenir un jardin botanique.
Vadina remarque mon humeur morose.
– Ben alors, mon petit biquet, on est grognon ce matin ?
– Non, non. Tout va bien. C’est juste que les fleurs, je préfère les admirer dans leur milieu naturel. Voilà tout.
– Eh bien, tu auras tout le temps de le faire ces prochains jours. Maintenant, viens, ou on va manquer la suite de la visite.
La guide nous fait entrer dans le bâtiment principal. Là, je dois avouer que je suis impressionné. L’édifice semble vraiment très ancien, même pour un natif du 20e siècle. Il a sans doute été restauré de nombreuses fois, mais sans faire appel à des matériaux modernes. Ou alors, c’est si bien fait que je ne suis pas capable de le remarquer. Les sols sont couverts de dalles en pierre parfois fendues ou de parquets irréguliers craquants à notre passage. Les murs sont, eux, couverts de ces horribles motifs à fleurs que j’ai toujours détestés, mais qui constituaient le top du chic au 19e siècle et jusqu’au milieu du suivant. L’air est empli d’une odeur qui me rappelle l’appartement de mes grands-parents. Est-ce celle de la naphtaline ?
– Voici ce que devait être une chambre typique de l’époque coloniale, bien avant l’Éclosion. Entrez seulement!
Elle nous fait pénétrer dans une pièce dont l’ameublement est un mélange hétéroclite de styles allant de Louis je ne sais combien à un néo-modernisme post starkien.
– Maman, c’est quoi ce truc sur le machin, là ?
Un garçon d’environ huit ans pointe le doigt vers un écran d’ordinateur posé sur un secrétaire en bois. Il y a aussi un clavier poussiéreux auquel manquent deux ou trois touches, ainsi qu’une grosse souris à deux boutons. La mère de l’enfant lui répond :
– Je ne sais pas, moi. Demande à la guide !
Le mioche se tourne timidement vers la guide et lui lance un regard interrogateur.
– Ça, c’est un téléviseur catholique. Les gens s’en servaient pour obtenir des informations sur le monde ou pour regarder des spectacles de divertissement.
Un homme pose une question :
– C’est avec ce genre de dispositifs que l’on regardait les journaux télévisés ?
La réponse de la guide me fait sourire.
– Non, bien sûr que non ! Les journaux étaient imprimés sur du papier. Ces journaux télévisés auxquels tu fais allusion étaient probablement imprimés par un dispositif particulier que l’on a retrouvé souvent associé à ces téléviseurs.
J’échange un regard complice avec Vadina. Je lui demande discrètement s’il fallait intervenir pour corriger cette grossière méprise. Elle me fait signe que non ; que si on se lance dans ce genre d’explications, on en finirait plus.
Soudain, la voix du gamin surgit de sous le secrétaire :
– Maman, maman ! Regarde ce que j’ai trouvé ! Le télévoyeur, il a une queue.
– Ça, mon bonhomme, c’est le cordon d’alimentation qui permettait de fournir de l’énergie au téléviseur.
L’enfant ne semble pas comprendre. La guide précise :
– C’est par là que le téléviseur recevait à manger.
– Ha ! Alors, c’est comme un éléphant ?
Tout le monde se met à rire.
– Ah ! Ces marmailles, ils sont impayables.
L’homme qui avait déjà posé une question continue :
– Si je comprends bien, en fait cet appareil, c’est une sorte de croisement entre une console d’accès au Réseau et un paysageur ?
– Ce serait plutôt le lointain ancêtre de l’un et de l’autre. Dans le grand salon, où nous allons maintenant, vous aurez l’opportunité d’admirer un modèle moins primitif, plus proche de nos paysageurs modernes.
Le gosse émerge du secrétaire, les deux bornes de la fiche enfoncées dans les narines.
– Regarde, maman ! Je suis un éléphant catholique.
La visite est terminée. C’était très intéressant, mais je regrette l’impact qu’elle a eu sur notre planning. On va arriver au gite à pas d’heures. D’autant qu’il parait que le repas du soir est servi à heure fixe. Ce serait malin si on arrivait en retard.
Vadina semble ne pas se soucier de ces détails. Elle a sans doute raison. Je vais essayer moi aussi de ne plus y penser.
Nous quittons Ailebour par un sentier qui suit ce qui devait, jadis, avoir été une route. Celle-ci a été complètement envahie par la forêt, mais l’on discerne encore par endroits le replat creusé pour elle dans la pente. Ailleurs, le chemin doit frayer son passage au travers d’éboulis, quand ce n’est une ravine qui doit être franchie par une passerelle.
Après une heure de marche environ, le chemin nous conduit près d’un ruisseau qui serpente au sein d’un paysage étrange : le sol est complètement recouvert de plantes basses à larges feuilles formant un tapis vert tendre excluant toute autre forme de végétation.
– Vadina, est-ce que ça te fait le même effet qu’à moi ? Je sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression de me trouver devant quelque chose qui vient d’une autre planète.
– Non. Je n’y vois qu’une végétation bien terrestre offrant un contraste marqué par rapport à la forêt environnante, probablement en raison de la nature particulièrement humide du sol en cet endroit. En tout cas, je n’ai rien vu de tel sur les planètes que j’ai eu l’occasion d’explo…
Elle s’interrompt et tourne la tête en direction de la forêt.
– Bernard, tu as vu ?
– Hein ? Quoi ?
– Mais là, dans la forêt, il y a quelque chose qui a bougé.
Je regarde dans la direction qu’elle me désigne. Je ne remarque rien de particulier.
– Sans doute un oiseau ou un petit rongeur.
Pas rassurée, elle vient se blottir contre moi. Égoïstement, je jouis de son contact pendant une dizaine de secondes, lui laissant le temps de se convaincre de l’absence de tout danger venant de la forêt.
– Tu vois, il n’y a rien. Continuons notre chemin.
Après avoir dépassé l’huilet Marapouldo, nous arrivons face à une gorge. Du vieux pont routier, il ne subsiste que les restes de culées en béton, desquelles émergent quelques tiges d’armatures complètement rouillées. Un pont suspendu, comme on en voyait dans les films d’Indiana Jones, permet de franchir la rivière qui coule une vingtaine de mètres en contrebas. De loin, il me semblait que celui-ci était fait de cordes végétales et de vieilles planches de bois. La réalité est moins romantique, toute la structure est faite de fibres de silicarbone, le bois et les cordes n’ayant qu’une fonction purement décorative. Même l’élasticité caractéristique de ce type de ponts est absente, seule une vibration rapide accompagne nos pas. Je dirais même que cette rigidité me donne le vertige, tant mon intuition est en attente d’un balancement nerveux. Vadina remarque mon malaise.
– Tu as peur ?
– Peur ? Non ! Mais il réagit bizarrement ce pont. Il devrait bouger un max à notre passage et là il est plus rigide qu’un garde royal britannique.
– Ha bon ? C’est la première fois que j’en franchis un, mais je peux t’assurer que je suis bien contente qu’il ne balance pas.
Peu après avoir franchi le pont, nous parvenons à une bifurcation. Un des chemins continue le long de la rivière, alors que l’autre s’élance dans la pente. Pas le temps de réfléchir au chemin à suivre : des flèches apparaissent dans le sol, l’une portant l’inscription « Salazille, direction Sintandre », l’autre marquée « Marassiton, direction Granhuilet, Maïfatte ».
– Là ! Sur le chemin de Maïfatte ! Tu as vu ?
– Vu quoi ? Ce groupe de randonneurs ?
– Non. Ça a traversé le sentier en courant.
– J’ai rien vu. Tu peux me le décrire ?
– C’est passé trop vite. En tout cas, ça portait une combinaison orange.
– Tu as dû rêver. Tu dois être fatiguée. Il va d’ailleurs être temps de faire une pause et de grignoter quelque chose.
– Mais je t’assure. Je l’ai vu comme je te vois et je ne suis ni fatiguée, ni affamée. Marchons encore une demi-heure avant de nous arrêter.
À un moment donné, le sentier contourne une crête. Là, le replat de l’ancienne route s’élargit en ce qui devait, et doit toujours, être un point de vue. L’endroit a l’air d’être débroussaillé régulièrement. Il y a même quelques bancs qui permettent d’admirer le paysage en position assise. Je désigne un banc inoccupé.
– Vadina, je propose qu’on s’arrête ici pour piqueniquer. Oh ! Regarde en face ! Les cascades !
– Merveilleux !
En face, au-delà de la rivière, la falaise est recouverte de cascades sur une largeur de plusieurs centaines de mètres. Je proclame mon émerveillement à la ronde.
– Wow ! Je n’aurais jamais cru qu’une telle merveille puisse exister.
Une femme aussi émerveillée que moi me répond :
– Oui, nous avons de la chance. Ces cascades sont réputées depuis des siècles, mais elles n’ont acquis cette magnificence que depuis l’an dernier après le passage d’un typhon. Les dégâts provoqués par son passage ont perturbé le cheminement hydrique et ont quintuplé le volume d’eau qui parvient à ces cascades. Par contre, le trou Defer juste derrière est désormais pratiquement à sec.
Les autres randonneurs s’en sont allés. Nous restons seuls, Vadina et moi, complètement envoutés par le spectacle.
– Bon, c’est pas tout, ça. Toute cette eau, ça me donne soif… Et faim aussi. Ils sont à quoi les cariwichs ?
– Si tu avais participé à leur préparation, tu le saurais !
– Mais… C’est même toi qui m’as dit qu’avec toi et le robot, il y avait déjà assez de monde dans la cuisine.
Durant une fraction de seconde, son visage laisse apparaitre un sentiment de vexation, vite remplacé par de la tendresse. Elle se penche vers moi et m’offre un rapide baiser.
– Tu sais que tu vas me manquer, toi ?
Puis, sans me laisser le temps de répondre, elle ouvre le sac à dos et commence à en extraire des boules emballées dans du papier :
– Cariwich poulet, cariwich banane, cariwich crevette et celui que tu préfères… Tadaaammm : cariwich saucisse !
– Hmmm, miammm!
Le cariwich, ça ne peut exister qu’à La Fournaise, c’est en quelque sorte le résultat des amours contre nature du sandwich et du cari. Une sorte d’épaisse galette de riz fourré d’un authentique cari. Du point de vue de la mécanique des fluides, ça tiendrait plutôt de la boule de Berlin ou du BigMac. Du contenu, il y en a souvent plus sur le T-shirt que dans l’estomac.
Il y a parfois des moments où la réalité se fond avec ce qui pourrait être une vision du paradis : Un décor sublime, un repas sublime, une compagne sublime.
Mais ces distorsions de la trame de l’univers sont d’une grande instabilité, elles ne persistent en général que quelques secondes, rarement plus d’une minute.
– Il y a un ananas pour le dessert. Tu en V… Aaaah ! Là !
D’un bond, je me redresse, prêt à affronter l’horrible monstre qui terrorise Vadina. Il s’avère que celui-ci n’est qu’un jeune orang-outang mâle pris la main dans le sac, littéralement, en train de piller nos provisions. Encore plus effrayé que Vadina, il ne tente même pas de prendre la fuite.
Lentement, la boule de poils bruns-orange retire son bras du sac à dos, l’ananas emprisonné dans la main. Puis, très lentement, il se cache derrière le banc.
Lentement aussi, je m’approche de lui, lui parlant doucement pour tenter de le rassurer.
– Salut, toi. Tu as l’air affamé, mais tu devrais savoir que ce n’est pas bien de chaparder.
Il baisse la tête et se couvre le visage de sa main libre en poussant de petits gémissements. Le collier mentor qu’il porte autour du cou s’écrie :
– Pas taper ! Pas taper !
– Ne crains rien ! Je ne te veux pas de mal. Mais dis moi : tu es tout seul ? Où est ta mère ?
Le singe me regarde timidement.
– Maman abandonné. Méchante.
– Quoi ? Ta maman t’a abandonné parce que tu as été méchant ?
– Nan ! Maman méchante ! Abandonné Bounda.
– Mais pourquoi t’aurait-elle abandonné ?
Il ne répond pas. La conversation ne semble plus l’intéresser. Sentant qu’il n’y a plus de danger immédiat pour lui, il se concentre sur l’ananas et essaie maladroitement de l’entamer avec ses dents encore peu puissantes.
Vadina aussi semble avoir oublié sa crainte. Elle s’est rapprochée de moi et attire mon attention en me touchant l’épaule.
– Je viens de consulter le Réseau. Il s’agit d’un adolescent dont la mère vient de décider qu’il est désormais assez grand pour se débrouiller tout seul. Il n’a pas encore compris qu’il s’agit de la dernière étape de son éducation, que dorénavant, il n’est plus un enfant.
– Mais, pourquoi il n’est pas avec d’autres orangs-outangs de son âge ?
– Il semblerait que les orangs-outangs tissent entre eux des liens sociaux bien moins forts que les autres primates. Ils ne vivent que rarement en groupes. Ils sont un peu comme toi, ce sont des solitaires.
– Hmmm, je vois. Ils ont beau rechercher la solitude, ils n’en souffrent pas moins que n’importe qui d’autre.
– Oui. Ce doit être ça.
– Bon, mais alors, qu’est-ce qu’on doit faire avec lui ? Le renvoyer dans la forêt ?
– Non. Le Réseau m’a conseillé de le laisser nous accompagner tant qu’il le désire et tant qu’il ne nous importune pas. Il faudrait juste éviter de trop le gâter, de devenir pour lui une mère de substitution.
– OK.
Je m’adresse à nouveau à l’adolescent.
– Bounda ? C’est bien ça ton nom ?
Il ne répond pas directement, c’est son mentor qui s’en charge.
– Oui, son nom est bien Bounda.
C’est la première fois que j’entends un mentor s’adresser directement à quelqu’un d’autre que son protégé, sauf en tant qu’interprète.
– Tu as faim, Bounda ?
– Oui.
– Je suis sûr que tu trouverais un moyen d’ouvrir cet ananas, mais Vadina et moi, on voudrait bien en manger aussi. Alors, je te propose de me le rendre, je le découpe et je t’en donne un morceau. Tu es d’accord ?
Dans un réflexe de refus, Bounda resserre son étreinte sur le fruit. Mais son mentor lui parle doucement et finit par le convaincre de me rendre l’ananas.
– Merci Bounda. Tu es un brave garçon.
Je découpe le fruit en huit tranches et en dépose trois devant Bounda. Celui-ci s’en saisit vivement, comme s’il craignait que je change d’avis et les lui reprenne. J’en tends aussi trois à Vadina qui les refuse.
– Non merci. Il les a couverts de bave.
– Mais quoi ? C’est juste de la salive. Quand moi je te bave dans la bouche, tu ne fais pas tant d’histoires.
– Rooooh ! T’es dègue !
Bon, ben puisqu’elle n’en veut pas, je les donne à notre nouvel ami. Lui ne se fait pas prier.
– Tiens. Vadina n’a plus faim. Elle te les donne.
– Merci Dina.
Nous reprenons notre chemin. Bounda nous suit de près, essayant même parfois de nous grimper sur les épaules. La première fois, je le laisse faire, mais ça devient vite lassant. Encore heureux qu’il n’ait pas la vivacité des chimpanzés.Nous gagnons encore cent mètres d’altitude avant d’atteindre le huilet Marassiton, sans toutefois nous y arrêter. Il nous faut encore marcher quelques kilomètres le long d’un sentier sinueux qui monte en pente douce vers notre gite pour la nuit.
Fatigué par son périple céleste, le soleil est déjà couché derrière Larochaicrite. Nous arrivons à Maraveilplate. À l’approche du huilet, Bounda s’est éclipsé. Il l’avait déjà fait lors de notre passage à Marassiton, pour nous rejoindre dès que les dômes avaient disparu de notre vue. Vadina imagine que l’initiation de Bounda lui impose d’éviter les facilités de la civilisation. Moi, je pense plutôt que ses qualités de chapardeur lui ont donné une certaine réputation dans la région et qu’il n’est pas tenté de mettre sa popularité à l’épreuve.
– Quand donc cesseras-tu de raisonner comme un homme du 20e siècle ? Nous ne sommes plus à nos époques. Le monde a changé et Bounda a droit à tout ce dont il a besoin comme n’importe qui d’autre.
– Je n’ai aucune raison de ne plus raisonner comme un gars du 20e siècle, puisque je vais y retourner. Mais à part ça, oui, le monde a changé, mais pas les gens. La propriété, telle qu’elle était encore conçue avant ton départ vers les étoiles, n’a certes plus cours. Mais lorsque quelqu’un a préparé quelque chose pour sa propre consommation immédiate, même aujourd’hui, je peux t’assurer qu’il n’est pas content s’il se le fait piquer sous son nez, fusse par un ado boutonneux qui a encore tout à apprendre des usages.
Il n’est plus temps d’argumenter, mais de trouver sous lequel de ces dômes est tapi le gite qui nous abritera pour la nuit. Ni moi, ni Vadina n’avons pensé à situer le gite sur la carte du huilet avant notre départ et comme ils se ressemblent tous…
Au moment où je pense à interroger le Réseau, quelqu’un nous fait de grands signes pour attirer notre attention, signes confirmés par une flèche apparaissant sur le sol.
– Viens ! Je crois que c’est par là.
Nous sommes accueillis par une dizaine de randonneurs, dont certains nous ont dépassés dans le courant de la journée.
– Ah ! Vous arrivez à point. Nous allions juste commencer l’apéro.
– Merci. Mais Bernard et moi, nous voudrions pouvoir nous rafraichir avant le repas.
– Oh ! Mais vous avez tout le temps. Le repas ne sera servi que lorsque tout le monde sera arrivé et installé, soit dans environ une heure.
L’homme qui s’est adressé à nous saisit deux verres et nous les tend. Celui pour Vadina est rempli d’un liquide jaune comme ceux que sirotent les autres personnes. Le mien contient une mixture bleutée qui me laisse sceptique, on dirait du gel combustible pour réchaud à fondue.
– Pour toi, Bernard ! Comme tu n’apprécies pas les boissons alcoolisées, voilà un cocktail maison. Tu m’en diras des nouvelles.
Ah ! Voilà enfin un avantage indéniable de la veillance. Tout le monde sait que je ne bois pas d’alcool et je n’ai pas à blesser, en refusant, ceux qui m’en offriraient sans savoir.
La couleur ne fait pas le breuvage. Celui-ci est un délice sans rapport aucun avec le préjugé que je m’en étais fait. Je le sirote doucement, laissant tout le temps à ses arômes de se déployer au contact de mes papilles gustatives, tout en échangeant mes impressions de la journée avec les autres randonneurs.
Vadina s’approche de moi, blottit tendrement son visage dans mon cou, le retire brusquement en grimaçant et, après une seconde d’hésitation, saisit le verre vide que je tenais encore pour le poser sur une table. Elle me prend la main et m’entraine vers la bulle de microturbulences couvrant l’accès au gite proprement dit.
– Il est temps pour un petit rite de purification, tu ne trouves pas ? Et puis… Nous en profiterons pour nous baver mutuellement dans la bouche, toi qui aimes tant ça !