Comme tous les lieux d’habitation que j’ai connus depuis que je vis à cette époque, Orère n’est qu’un ensemble de couloirs souterrains donnants sur des appartements que seule la créativité des occupants différentie les uns des autres. J’avais imaginé que tous les villages de Maïfatte seraient à l’image de Lanouelle, tel que je peux l’admirer depuis mon balcon. Je ressens une certaine déception.
Lorsque nous arrivons devant l’appartement d’Ixycs, la porte s’ouvre spontanément et l’intelligence domestique nous prie d’entrer. Vadina et moi échangeons le même visage surpris : il n’y a personne et pourtant nous sommes assez en retard. Tout le monde devrait déjà être là.
– Tu es sure que c’est bien chez lui qu’avait lieu la fête ?
– Oui, enfin… je croyais.
Une bouffée d’angoisse me saisit, comme chaque fois que je suis confronté à une situation imprévue qui pourrait être le résultat d’un quiproquo. Heureusement, cela ne dure pas. Quelqu’un descend un escalier en colimaçon situé près de l’entrée : c’est Ixycs.
– Ha ! Vous voilà ! Nous n’attendions plus que vous. Soyez les bienvenus.
– Mais… où sont les autres ?
– À l’extérieur, voyons ! Mon appartement ne serait jamais assez grand pour tant de monde. Et puis, ce serait stupide de rester dedans lorsque l’on peut jouir d’un espace à l’air libre. Montez ! Je vous rejoins tout de suite.
Pas encore totalement rassuré sur la suite possible des événements, je laisse Vadina emprunter en premier l’escalier. Celui-ci débouche sous une minuscule coupole de microturbulences.
Au-delà, dans les dernières lueurs du jour, s’étend une large clairière au sein d’une forêt d’épineux. Je pourrais me croire dans une forêt de mon Jura natal si les espèces constituant le sous-bois ne me rappelaient que nous étions bien loin du continent européen. La clairière descend doucement vers un profond ravin au-delà duquel se dresse un imposant massif rocheux. Sur la droite, l’horizon est bouché par l’immense falaise dans laquelle est creusé mon appartement. Le sol, loin d’être plane, forme de larges vagues, comme de la houle sur une mer en pente, l’idéal pour des skieurs nautiques belges. Celui-ci est recouvert d’un gazon assez maigre, jaunissant et parsemé de cailloux et de racines. Quelques buissons rachitiques tentent de coloniser cette étendue que les humains n’ont pas encore rendue à la nature. Ça et là, des dômes identiques à ceux de Lanouelle se dressent dans la pente. Ce que je prenais pour des habitations n’est que de grands abris pour piqueniqueurs semblables dans leur fonction à ces refuges forestiers fréquents dans les forêts romandes. Comme partout sur l’île, les véritables habitations sont en sous-sol.
Devant et sous chaque dôme sont massés des groupes de personnes, homo, singes et robots, faisant la fête. Dans le groupe le plus proche, je reconnais l’équipage du Santa-Maria au complet ainsi qu’un certain nombre de membres du noeud d’accueil du vaisseau interstellaire. Immédiatement, Vadina rejoint ses compagnons de mission, me laissant seul parmi ces gens qui ne me sont pas vraiment familiers.
Parmi la foule, je remarque un robot de téléprésence qui semble en admiration devant un arbuste sans feuilles couvert de larges fleurs couleur sang. C’est Morgane Leganec, citoyenne de la Lune. Sans hésiter, je me dirige vers son avatar.
– Bonsoir Morgane ! C’est sympathique de t’être jointe à nous.
– Bonsoir ! J’ai accepté l’invitation parce que je voulais en profiter pour annoncer que nous avions mis la main sur un spécialiste de cryptographie. Mais une fois ici, je me suis aperçu qu’en fait, vous n’aviez plus besoin de nos services.
Il faudrait que je demande à Morgane ce qu’ils vont faire de leur « spécialiste », mais ce n’est pas le bon moment dans la conversation pour aborder ce sujet. Il faudra que j’y pense un peu plus tard.
– Effectivement. Mais ce n’est que partie remise. Je suis convaincu que ce genre de relations entre la Lune et le reste du système solaire ne peut qu’être profitable pour tout le monde, et qu’avec le temps, les dernières différences entre ces deux modèles de société s’effaceront.
– Puisses-tu avoir raison. Toi qui n’es pas de ce monde, penses-tu vraiment qu’un jour, l’humanité entière respectera le droit naturel à la sphère privée et prendra ses décisions démocratiquement et non pas par le biais de cette anarchie dénuée de sens qu’ils nomment Acratie ?
– Ben… Je ne connais de la Lune et de son mode de vie que ce que l’on en dit au-delà. Sans y avoir vécu un certain temps, je ne peux pas m’en faire une idée objective. Mais si j’assimile la démocratie lunaire et sa sphère privée à la démocratie telle qu’elle était plus ou moins appliquée à mon époque et à la sacro-sainte sphère privée qui ne protégeait que ceux qui avaient quelque chose à se reprocher, alors, je vote pour l’Acratie sans hésiter une seconde. L’Acratie a sans doute des défauts qui me sont encore inconnus, mais elle me parait bien plus démocratique que n’importe quel autre régime politique que je connaisse.
– Si tu veux t’en faire une meilleure idée, tu es le bienvenu sur la Lune.
– Merci pour l’invitation, mais ce n’est pas dans mes plans. Je cherche plutôt un moyen de retourner en 1999.
– Mais si tu trouves que l’Acratie est meilleure que la démocratie de ton époque, pourquoi désires-tu tant y retourner ?
– Parce qu’ici, ce n’est pas chez moi. Je pense effectivement que l’Acratie est ce qui se fait de mieux en matière de gouvernance. Ça n’empêche pas que je peine à m’y habituer. J’ai été formaté pour une société différente, c’est tout. Et puis, en retournant dans le passé, peut-être que je pourrais faire avancer le schmilblick.
Le robot qui incarne Morgane cueille une des fleurs rouges pour humer son éventuel parfum.
– Je me demande comment cet arbuste s’adapterait à la gravitation lunaire.
Une remarque d’un sarcasme douteux échappe à mon contrôle :
– Serait-il libre de se répandre dans votre écosystème ou existe-t-il une loi qui le contraindrait à rester confiné dans un jardin botanique ?
Morgane ne peut retenir une crispation immédiate (à deux secondes près), son robot émettant même un étrange cliquetis. Mais elle se reprend rapidement. Elle penche la tête sur le côté, caresse son « visage » avec la fleur, fixe sur moi ses caméras cristallines et arbore ce que je ne peux que considérer comme un sourire.
– Faut-il vraiment que nous nous chamaillions en une si belle soirée ?
Elle a raison. Je tente de recentrer la conversation sur un sujet moins polémique. Je désigne le croissant de lune qui trône dans le ciel.
– Où est-ce que tu vis sur la Lune ? Est-ce sur la face visible ?
– Oui et non. Je vis à Tsiolkovski, sur ce qui était jadis la face cachée. Regarde ! C’est ce cratère avec un pic au milieu du lac.
Pour la première fois, je réalise que l’étrangeté que je ressentais en observant l’astre nocturne n’était pas due seulement à son halo atmosphérique bleuté, mais à une topographie complètement nouvelle.
– Tu sembles ne pas avoir remarqué que la Lune ne présente plus en permanence la même face à la Terre. La technologie sélène ne se contente pas de construire une atmosphère bientôt respirable. Nous utilisons l’énergie cinétique des comètes qui nous approvisionnent en eau pour accélérer la rotation de notre monde. Nous comptons bien ramener, d’ici quelques siècles, la durée de nos jours à 100 kilosecondes, ce qui serait plus compatible avec la physiologie humaine.
– Des comètes pour relancer la toupie lunaire ? Je veux bien le croire, mais est-ce que quelques boules de neige sale peuvent suffire ?
– Avec l’aide de chronostats, oui. L’énergie dégagée par le choc est multipliée si celui-ci a lieu à l’intérieur de la zone subissant la contraction temporelle. Ne me demande pas des détails, je n’y comprends pas grand-chose. Je ne suis pas physicienne.
– Quand je raconterai cela après mon retour, personne ne me croira. On va plutôt se foutre de ma gueule.
– Tout dépendra de la manière dont tu le raconteras. Sais-tu seulement comment a démarré le projet Noé ? C’est comme cela que l’on nomme le programme de vitalisation de la Lune.
– J’ai tout récemment lu un texte que j’écrirai sur le sujet, mais si je veux éviter les paradoxes temporels, il vaut mieux que l’on me le raconte d’abord. Sinon cela créerait une boucle fermée dans le temps et un tel phénomène est bien sûr impossible.
Morgane me relate alors la légende du lunien Vénus, partant capturer des comètes aux confins du système solaire.
Bientôt, une dizaine de personnes me rejoignent pour suivre le récit de Morgane. Vadina est blottie tout contre moi, écoutant l’histoire avec, dans les yeux, l’émerveillement d’une petite fille.
– …mais toujours, le peuple de la Lune se souviendra de lui et donnera son nom à la deuxième planète : Vénus, l’étoile du berger.
Toute l’audience applaudit à la fin du récit. Vadina me regarde doucement.
– Je suis un peu déçue. Je croyais que c’était toi qui avais inventé cette histoire. En fait, Morgane la raconte bien mieux que toi.
Je vois bien que sa déception n’est que de façade, qu’elle dit cela pour me taquiner. Je joue le jeu.
– Mais je n’ai rien inventé. Ce qui est écrit… ce que j’écrirai dans ce bouquin, c’est vraiment ce qui m’est arrivé. Tu sais, je n’ai pas vraiment autant d’imagination qu’on pourrait le croire.
Le groupe des auditeurs se disperse pour reprendre les discussions interrompues ou pour en entamer d’autres. Morgane est désormais courtisée par d’autres personnes. Seul Ixycs reste près de Vadina et moi.
– Alors les amoureux, comment trouvez-vous cette soirée ?
C’est Vadina qui répond :
– Merveilleuse. Tu ne peux pas imaginer le bien que ça fait d’avoir une planète sous les pieds pour admirer un ciel étoilé. Parce que vivre plusieurs années avec le ciel tout autour de soi, n’avoir qu’un minuscule vaisseau pour se raccrocher à l’existence, c’est des plus angoissant. Tu sais, ces étoiles, avec leur scintillement, elles n’ont rien à voir avec celles, froides et distantes, qui nous ont accompagnées durant notre voyage.
Elle me regarde avec les yeux les plus tendres qu’il me soit arrivé de voir.
– Et puis, se laisser aller dans les bras protecteurs d’un être avec qui l’on partage le même exil temporel, je n’osais même pas y rêver.
Je reste silencieux, affichant tout au plus un air approbateur, même si, moi aussi, je me sens protégé dans ses bras à elle.
Ixycs reprend la parole.
– Et quels sont vos projets ? Allez-vous rester quelque temps à La Fournaise ?
Là, je réponds tout de suite.
– Pour ma part, à terme, il s’agit bien sûr de retourner en 1999. Mais bon, rien ne presse. Et puis, j’ai trouvé ici une part de bonheur que je perdrai le jour où je quitterai l’île. Alors, je ne suis pas pressé.
J’accompagne mes paroles du resserrement de mon bras autour de la taille de Vadina qui répond :
– Quand je me suis engagé dans cette expédition, c’était pour fuir une époque terrible. Y retourner n’aurait aucun sens. Surtout que ce que je découvre du présent dépasse mes rêves les plus fous. J’ai une soif immense de parcourir le monde afin de me l’approprier et si possible de m’y intégrer. Bernard ne désire pas m’accompagner dans cette quête ; je comprends ses choix et les respecte. Je le regrette infiniment, mais tant pis pour lui.
Elle me pince le gras des poignées d’amour pour bien me faire comprendre que mon abandon programmé est quelque chose qu’un homme n’a pas le droit de faire à une femme, surtout à elle.
– Eh oui, tant pis pour moi. Je ne vais même pas essayer de prétendre que si je reporte mon retour, je vais créer un paradoxe temporel qui pourrait aboutir à la destruction totale de l’univers. Non, la réalité est que je ressens un besoin viscéral de retourner à mon époque. C’est complètement stupide, je le reconnais, mais c’est comme ça.
La conversation tourne à l’aigre. Il faut y remédier.
– Mais il n’est pas utile de parler de l’avenir alors que nous y sommes déjà plongés jusqu’au cou. Soyons aussi myopes que les économistes du 20e siècle finissant et focalisons-nous sur les jours et les semaines à venir. J’ai promis à un cétologue de Singille de lui rendre visite avant de quitter l’île. Et il y a aussi l’idée de crapahuter dans les cirques qui me démange. Vadina, tu aimes marcher ?
– Et comment ! Ixycs ! Toi qui connais bien la région, tu ne pourrais pas nous concocter un itinéraire bien complet qui nous fasse rester par ici pour des mois ?
– Ah, ça ! Mes enfants, ce sera à vous de vous débrouiller. Je veux bien vous proposer quelques lieux qui méritent un détour, mais ce n’est pas mon rôle de choisir à votre place. Le volcan, vous avez déjà vu. Sinon, en vrac, il y a le trou de Fère, la forêt de Bélove, les Trois Salades, et puis, si vous avez encore du temps à perdre, vous pouvez partir à la recherche d’Amborie.
– Amborie ? Qu’est-ce que c’est ?
– Une très vieille légende parle d’un pays souterrain, qui s’étendrait sous toute l’île, dans les veines, ces cavités laissées par les chambres magmatiques de l’ancien volcan. Là vivraient des êtres mythiques depuis longtemps disparus de la surface.
– Heu, des dinosaures ?
– Non, non ! Des grelefauts, des humblots, des tanguets, des hazels, des shovels et autres göss. Il y aurait même des trolls et des fées.
– Dans des cavernes ? Avec tous les tunnels que vous avez creusés lorsque la population a migré en sous-sol, si ce pays existait, vous l’auriez sans doute trouvé depuis longtemps, non ?
– Qui sait ? Peut-être avons-nous manqué de chance ou n’avons-nous pas su le reconnaître. Peut-être, par notre intrusion sous la surface, avons-nous causé sa perte.
– Oui ! Eh bien ! Si nous découvrons une grotte cachée dans la végétation, on y jettera un oeil pour voir si ce n’est pas l’entrée de ce pays fabuleux. Qu’en penses-tu, Vadina ?
– Si nous y allons ensemble, ce sera toujours avec plaisir. En Amborie ou ailleurs, d’ailleurs.