J’ouvre les yeux. Je suis dans ma chambre d’hôtel sur l’île artificielle servant de base à l’ascenseur qui relie la Terre à l’espace. Le désordre qui y règne est effrayant. Pourquoi aucun robot n’est-il venu faire le ménage ? Ah oui ! C’est vrai, tous ceux qui se sont présentés, je les ai renvoyés sans ménagement. Je voulais rester seul face à mon désespoir d’avoir laissé Nielle partir vers les étoiles.
Une douleur insupportable me submerge lorsque je réalise la profondeur du trou laissé par l’absence de celle qui, durant plusieurs mois, a été la femme de ma vie. Je voudrais replonger dans le sommeil pour l’oublier ou peut-être tenter de la rejoindre en rêve.
Mais la sonnerie du communicateur s’obstine à attirer mon attention.
Bien sûr, de nos jours, les sonneries sont remplacées par des annonces vocales de l’appartement, mais ma nostalgie du 20e siècle me pousse parfois à quelque accès de ringardise. Par contre, pour répondre à un appel, il n’y a plus de combiné à décrocher. Je dois passer par l’esprit de l’appartement.
– OK. Je prends l’appel, mais en vocal seulement. Je préférerais que…, heu…, ne pas montrer le bordel qui règne ici.
L’appartement me répond d’un ton désolé :
– Il est à craindre que ton interlocuteur n’ait déjà eu largement l’opportunité de juger de la situation.
Une fois de plus, la réalité de mon exil temporel me frappe de plein fouet. La veillance permet à tout un chacun de suivre les faits et gestes de n’importe qui. Ce qu’à mon époque on aurait qualifié de voyeurisme est maintenant considéré comme un acte de civisme. Je n’arriverai jamais à m’y habituer. Il est urgent que je trouve le moyen de retourner en 1999.
– Bon, dans ce cas, passe-le-moi sur la console. Ma gêne sera moindre que s’il apparaissait sur la terrasse.
Aussitôt, un visage souriant se forme au-dessus du disque doré posé sur le bureau. C’est celui d’un homme d’une soixantaine d’années, portant cheveux et barbe poivre et sel.
– Bonjour, j’espère ne pas te déranger.
Dans mon état dépressif, tout le monde me dérange, tout me dérange. Mais lui, il n’y est pour rien. Je vais essayer de lui répondre poliment.
– Non, non, tu ne me déranges pas. J’étais juste en train de dormir, depuis bien trop longtemps d’ailleurs. Et… heu… ha oui, bonjour !
Qu’est-ce qu’il me veut ce type ? J’espère pas que ce soit un sondeur ou un quelconque colporteur téléphonique. Ce serait d’ailleurs meilleur pour sa pomme, car en règle générale, je n’ai jamais été très accueillant avec ces individus, surtout quand je ne suis pas bien dans ma peau. C’est peu probable, on n’est plus au vingtième siècle. La veillance ne favorise pas vraiment le harcèlement.
Sans attendre qu’il reprenne la parole, je l’interroge sur les raisons de son appel :
– Heu… c’est à quel sujet ?
– Santa-Maria !
C’est encore pire que je ne le redoutais. « Sainte Marie » : je suis probablement tombé sur l’un des derniers catholiques de l’univers ou un adepte d’une de ces sectes postchrétiennes. Je ne sais que répondre. J’hésite à simplement raccrocher. Il ne m’en laisse pas le temps :
– Oui, le vaisseau interstellaire Santa-Maria.
Moi et mes préjugés ! Heureusement que je n’ai pas l’esprit très vif ces temps-ci. Je ne sais pas où il veut en venir, mais il vient de titiller ma curiosité. C’est malgré tout d’un ton bourru que je lui réponds :
– Oui, et alors ? Il accoste dans 10 jours. Je crains qu’on n’ait pas besoin de moi pour la manoeuvre.
– Pour la mise sur orbite, rassure-toi, on s’en occupe. Par contre, ton expérience pourrait nous être très utile par la suite.
Je suis de plus en plus intrigué.
– Ha ? Comment cela ?
– Tu es sans doute au courant que l’équipage a effectué le voyage en état de sommeil cryogénique. Nous désirerions que tu te joignes à notre noeud afin de nous aider à gérer leur réveil.
Je sens que je bascule dans une de ces phases euphoriques caractéristiques de certaines dépressions.
– Ben, tu sais, j’ai effectivement passé moi-même quelque temps dans un caisson cryogénique, mais j’avais plutôt un rôle passif. Je ne suis pas sûr d’être utile à quoi que ce soit.
– Non, non. Il n’est pas question de faire appel à de quelconques compétences techniques. Par contre, nous espérons que tu sauras les accueillir à leur réveil et les aider à s’adapter au monde qu’ils vont découvrir. C’est à cette expérience là que je fais allusion.
Tsss ! Comme si j’étais parvenu à m’adapter, moi ! S’il pouvait lire dans mon esprit (heureusement, ce n’est pas le cas), il saurait que je n’ai qu’un désir, qu’une obsession, retourner en 1999.
– Ouais, pourquoi pas ? Ça pourrait me changer les idées. Et puis, au moins, ça leur évitera de se réveiller face à une guenon.
J’ai prononcé cette dernière phrase avec un certain mépris. Je n’ai bien évidemment aucun sentiment de ce type envers la bonobo Maïté, mais j’exprime ainsi le choc que j’ai subi à mon réveil, alors que je m’attendais à avoir tout au plus dormi quelques mois.
Mon interlocuteur ne semble pas être choqué par mes propos. C’est tant mieux.
– Alors, c’est d’accord ? Tu acceptes de te joindre à notre noeud ?
– Heu… Je n’ai pas dit ça. Il faut que je réfléchisse.
En fait, j’ai surtout besoin d’une bonne douche. Si je dois refaire surface, la première étape consiste à me débarrasser des couches de sueur qui ont séché sur ma peau depuis que j’ai sombré dans la mélancolie. Certains parleraient de rite de purification, mais pour moi, il s’agit juste de me sentir moins crasseux, ce qui tend à prouver que je vais déjà un peu mieux. Et puis, c’est souvent sous une douche que l’on réfléchit le plus efficacement.
– Oui, il faut que je réfléchisse. Si j’accepte, je te le ferai savoir. Si je ne te recontacte pas d’ici quelques jours, c’est que je ne suis pas intéressé.
– Merci. Je n’attendais rien de plus pour l’instant. Prends ton temps pour réfléchir et surtout pour retrouver ton équilibre. Si tu ne te décides qu’après leur réveil, cela n’a pas d’importance. Ton expérience sera toujours la bienvenue. À bientôt.
– Oui, à bientôt. Peut-être.
Il me gratifie d’un large sourire et disparaît. Je réalise que je ne sais même pas son nom, ni d’où il m’a appelé. Bah, je n’ai qu’à consulter le Réseau et je saurai tout ou presque sur cet individu. Qui sait ? Il ne s’agit peut-être même pas d’un être humain, mais d’un virtuel.
Immédiatement, je me lève et me mets à arpenter de long en large les quelques mètres carrés de ma chambre. Qu’est-ce qui peut bien me mettre dans cet état de surexcitation ? Ce type ne m’a pas promis de m’aider à rejoindre mon époque, ni même donné l’espoir du retour de Nielle. Serait-ce l’opportunité de rencontrer d’autres naufragés du temps ? J’en sais rien. Je ne parviens pas à remettre de l’ordre dans ma tête.
Bon, première chose à faire, prendre cette fameuse douche !
C’est comme le premier orage après des semaines de canicule. Les torrents d’eau qui tombent du ciel, en l’occurrence du plafond de la douche, balaient non seulement la poussière et la crasse accumulées durant la sécheresse, mais évacuent également toutes les tensions de l’esprit, laissant la place à une paisible sérénité.
L’air est rempli du chant de l’eau ruisselant sur mon corps, m’isolant complètement du reste de l’univers. Lentement, je prends conscience que je ne parviendrai pas à retourner chez moi sans aide. Et pour obtenir cette aide, il me faudra bien sortir de cette oubliette au fond de laquelle je me suis délibérément jeté. La proposition que vient de me faire ce type, c’est la corde qui me permettra de remonter à la surface. Je ne peux me permettre de ne pas la saisir.
C’est un sentiment étrange. Ma décision n’est pas encore prise, mais je sais qu’elle sera positive. J’ai encore besoin de peser le pour et le contre, juste pour me convaincre que je n’agis pas sur un coup de tête.
Des voix et des bruits de meubles déplacés s’infiltrent parmi les rugissements de la cascade. Il y a des gens dans ma chambre ! Des cambrioleurs ? Ou pire ? Une bouffée d’angoisse m’envahit. Mais non, c’est totalement impossible. La veillance (toujours elle) empêche tout délit de ce genre. Ma crainte n’est qu’un réflexe hérité du passé.
Je ne suis tout de même pas très rassuré en quittant la douche, d’autant plus que mes vêtements sont dans la chambre. J’hésite à m’enrouler une serviette autour de la taille, mais à quoi bon ? Tant de gens m’ont déjà vu à poil à travers le Réseau.
– …comprendrai jamais ces bios. Ils ne sont pas foutus d’entretenir leur lieu de vie. Mais regarde ça : Il en a mis jusqu’…
Deux robots s’activent à redonner à ma chambre un aspect tant soit peu respectable. L’ampleur de la tâche semble entamer leur ardeur au travail, bien qu’ils n’aient pas été programmés pour ressentir le découragement. Par contre pour ronchonner, ils semblent presque aussi doués que les humains.
Dès qu’il m’aperçoit, le robot cesse ses jérémiades et reprend une attitude plus… professionnelle.
– Oh, nous sommes désolés de n’avoir pas encore terminé le nettoyage de ta chambre. Si tu le désires, nous pouvons nous retirer et terminer plus tard.
– Non, non, n’en faites rien. Je vais juste enfiler quelque chose et vous laisserai continuer. Je vais aller faire un tour. Je crois que j’en ai bien besoin.
La porte ne s’est pas encore refermée derrière moi que déjà le robot reprend ses plaintes :
– Ouf ! Je craignais qu’on l’ait dans les pattes jusqu’au bout.
C’est la nuit, mais l’obscurité n’est pas totale. Un clair de lune baigne d’une lueur bleutée l’île artificielle sur laquelle est ancré l’ascenseur spatial. Cette lune bleue n’est pas le résultat d’une quelconque particularité de l’atmosphère terrestre comme cela se produisait par le passé. L’origine de la teinte bleutée est à rechercher dans la propre atmosphère de la Lune. Nielle y avait fait allusion, mais je n’avais pas encore eu l’opportunité de l’observer par moi-même. L’atmosphère lunaire englobe l’astre dans un vaste halo turquoise, estompant la netteté des contours des mers et des cirques. Certains cratères sont extrêmement brillants, comme s’ils contenaient un liquide reflétant les rayons solaires, de l’eau probablement.
Aussi fascinant qu’il soit, le spectacle de la nouvelle Lune n’est rien comparé à celui qu’offre l’ascenseur. On pourrait se croire au pied d’une des tours de Rama, avec une impression d’infini en plus. Dans Rama, les tours, aussi titanesques soit-elles, se terminent brusquement à leur point de jonction avec le ciel. L’ascenseur lui se prolonge littéralement jusqu’à l’infini. Les yeux dressés vers le zénith, je me demande ce que penseraient d’un tel colosse Jacob et son échelle ou Jack et son plan de haricots.
D’ici deux semaines, le Santa-Maria sera parqué sur une orbite géostationnaire proche de la station intermédiaire de l’ascenseur. On ne devrait pas parvenir à l’apercevoir d’ici à l’oeil nu, tant il est petit. En effet, il est à peine plus grand que la navette au sein de laquelle j’ai quitté Rama ou plutôt l’Eclosionus, comme on doit l’appeler maintenant.
Eclosionus, quel nom pompeux ! En plus, c’est même pas facile à prononcer. Pour moi, la station orbitale géante s’appellera toujours Rama, même dans son nouveau rôle de vaisseau interstellaire.
En repensant à Rama, c’est surtout le souvenir de Nielle qui vient me hanter. Des larmes se mettent à couler sur mes joues. Nielle, mon bel amour. Te voilà à des centaines de milliards de kilomètres de la Terre, t’éloignant de plus en plus vite en direction de cette étrange planète toroïdale. Et moi, je suis tout seul ici, coincé dans une époque qui n’est pas la mienne.
Ça suffit ! Il faut que je cesse de me lamenter sur mon sort. Si je veux retourner en 1999, il me faut en priorité soigner ma déprime. Je devrais en parler à Tzing Tu, la psy membre du noeud qui s’est occupé de moi à mon réveil. Ha ! Merde ! Non, ce n’est pas possible. Elle aussi est en route vers les étoiles. Le plus simple, c’est sans doute d’en parler à Jiminy, mon mentor. Il saura bien me donner l’adresse d’un psy du coin.
Mais pour l’instant, je ferais mieux de réfléchir à cette proposition concernant l’équipage du Santa-Maria. Une fois de plus, je lève les yeux vers l’infini, vers l’autre extrémité de l’ascenseur. Je me revois dans un de ces trains verticaux, descendant vers la Terre, vers cet espoir insensé de retourner dans le passé, vers mon présent à moi. Je ne me doutais pas que seulement trois mois plus tard, je l’emprunterais en sens inverse pour aller accueillir l’équipage du premier vaisseau à avoir quitté le système solaire. Tiens, j’en parle comme si ma décision était déjà prise. En fait, je l’avais acceptée dès la première seconde. Il me fallait juste m’en convaincre. Maintenant, c’est fait.
Je me sens soudain beaucoup mieux. J’ai faim. Je vais aller grignoter quelque chose, puis retourner dans ma chambre pour en discuter avec Jiminy avant de recontacter le gars.
En pénétrant dans ma chambre, j’ai un brusque mouvement de recul. J’ai la brève impression de m’être trompé de chambre. Celle-ci est impeccablement rangée, propre, nickel. Rien à voir avec le taudis que j’ai laissé, il n’y a pas plus de deux heures. Et pourtant, c’est bien ma chambre. Je reconnais mon mentor Jiminy posé sur une pile de vêtements propres. Ces robots étaient peut-être de fieffés râleurs, mais ils feraient pâlir de jalousie des générations entières de ménagères helvétiques.
Je m’approche de Jiminy et l’interpelle.
– Heu… Jiminy ? Ça va peut-être te surprendre, mais je crois que pour une fois, je ressens le besoin de te parler.
Je m’attendais à le voir écarter ses élytres, déployer ses ailes et prendre son envol pour venir se percher sur mon épaule. Il reste immobile.
– Ho, Jiminy, tu m’écoutes ?
Rien. Pas le moindre mouvement.
– Tu me fais la gueule, ou quoi ? Je sais que je n’ai pas été très courtois ces derniers temps, mais rassure-toi, je suis maintenant mieux disposé. Tu ne risques plus de recevoir un oreiller sur la tronche.
Toujours pas de réaction. Je l’observe de plus près. Le gros scarabée métallique, émaillé de vert, me parait soudain bizarre. Un de ses élytres est mal positionné, comme si elle avait été maillée. Une aile cristalline ébréchée est visible. Je soulève délicatement l’insecte mécanique. On dirait qu’il y a des pièces qui se baladent à l’intérieur.
Ho putain, merde ! Je l’ai niqué ! Ça devait être l’autre jour, après le dernier message de Nielle. Il a voulu en discuter avec moi, je voulais pas. Il a insisté. Alors, j’ai balancé cet oreiller dans sa direction. Comme je ne l’ai plus entendu, j’ai pensé qu’il avait compris, qu’il allait me laisser tranquille. En réalité, j’ai dû l’atteindre en plein vol et le fracasser.
Je me sens penaud et triste comme un enfant qui vient de casser son plus beau jouet. En plus, je ressens également une certaine frustration : pour une fois que j’étais disposé à converser avec mon mentor, je me suis arrangé pour rendre la chose impossible. C’est tout moi, ça !
Je tente de remettre en place quelques pièces branlantes. En vain. À cet instant, je perçois comme un bourdonnement. Mais oui, on dirait le bruissement des ailes de Jiminy. Mais il est là, immobile, dans ma main, irrémédiablement abimé. Comment est-ce possible ?
Je tourne la tête en direction de la source du bruit. Un insecte tout pareil à Jiminy semble m’observer. Puis lentement, il vient se poser sur la pile de vêtements.
– Ho, C’est toi Jiminy ?
– Oui, bien sûr ! C’est moi. Qui veux-tu que ce soit ?
– Mais alors, ce… cette chose cassée dans ma main ?
– Il ne s’agit que d’une interface matérielle entre toi et moi que tu as détruite. Afin de maintenir le contact, une copie a été mise à notre disposition. J’ai pensé qu’il serait utile que tu prennes conscience des dégâts que tu as causés.
– Heu… un peu comme un chat qui aurait fait pipi sur la moquette et que son maître lui trempe la truffe dessus pour lui faire comprendre que ce n’est pas bien ? C’est ça, non ?
– Oui, c’est une assez bonne analogie. À la nuance près que, Acratie oblige, de nos jours, les chats n’ont plus de maître. Mais c’est hors sujet.
Je m’abstiens de toute réponse. Il poursuit :
– Donc, tu désires enfin te confier à moi. À la bonne kiloseconde !
– Ben, c’est surtout que depuis que j’ai perdu Nielle, je ne vais pas bien du tout.
– Je m’en étais aperçu, en effet.
– Je pensais que tu pourrais peut-être me mettre en contact avec un psy d’ici, puisque Tzing Tu est partie avec Rama.
– Je me suis déjà entretenu de ton cas avec des spécialistes humains. Nous avons conclu que tu n’as pas réellement besoin d’une assistance psychologique humaine, que je serais parfaitement à la hauteur pour répondre à tes besoins. Par contre, nous pensons qu’il conviendrait que tu bénéficies d’un traitement médicamenteux pour t’aider à remonter la pente.
– En fait, tu veux me prescrire des antidépresseurs ? Hmmm… Oui… C’est sans doute une bonne idée. Il y a une pharmacie dans le coin ?
– La pharmacie, tu l’as déjà en toi. On t’a parlé des implantmédics que tu as reçus à ton réveil ?
– Heu… oui, je crois !
– Hé bien : il ne manquait que ton accord pour que ces implants synthétisent la molécule adéquate et la diffusent dans ton organisme. Tu devrais rapidement en ressentir les premiers effets.
Est-ce déjà l’action du médicament ou le seul fait d’avoir confié mes soucis à Jiminy ? Mais je me sens déjà soulagé, comme si le poids qui m’accablait était soudain moins lourd.
– Oui, je crois que ça va déjà mieux.
Un long instant de silence s’installe entre nous. Jiminy se décide à le rompre.
– C’est tout ce que tu avais à me dire ? J’espérais que tu m’accorderais quelques confidences supplémentaires. Mais si tu ne te sens toujours pas prêt, je n’insisterai pas. Nous progresserons à ton rythme.
– Ben, si. Il y a un autre truc que j’avais besoin de révéler à quelqu’un. Tu sais, en attendant de trouver le moyen de retourner en 1999, je vais remonter quelque temps dans l’espace. Il y a un type qui voudrait que je me joigne à un noeud lié au retour de ce vaisseau interstellaire. Le Santa-Maria qu’il s’appelle, je crois. Heu… le vaisseau, pas le type.
– Et tu penses devoir retourner dans l’espace ?
– Ben ouais ! Je ne vois vraiment pas un astronef conçu pour voyager entre les étoiles se poser sur une planète comme s’il s’agissait d’un simple vol d’hélicoptère pour touristes blasés. Il n’y a que dans les mauvais romans de science-fiction qu’on utilise de telles ficelles.
– Tu as raison, le Santa-Maria n’est pas destiné à se poser à la surface d’une planète. La personne qui t’a contacté te donnera plus de précisions. Tu vas donc te joindre à ce noeud ?
– Oui, pourquoi pas ? C’est pas vraiment dans ma nature. Je suis plutôt un solitaire. Je cherche toujours à me débrouiller tout seul. Mais retourner dans le passé, je suis bien conscient que je ne suis pas capable de le faire sans aide. Même avec de l’aide, ce ne sera pas facile. Alors, autant m’y mettre tout de suite. Même si ce noeud n’a rien à voir avec le voyage temporel, je sens que c’est un pas dans la bonne direction.
– Je pense également que c’est une bonne idée. Cela te changera les idées et tu pourras peut-être te libérer de cette obsession d’un retour vers le passé.
– Mais je sais que je retournerai à mon époque. J’en ai la preuve.
– Mais oui. Mais oui.
Il m’énerve. Pourquoi est-ce qu’il ne veut pas me croire ? Pourquoi personne ne veut-il admettre que je retournerai en 1999 ? Si ce n’était pas le cas, qui aurait pu écrire ce roman « Voyage en Acratie » dont j’ai retrouvé des traces ? Qu’une fois de retour, les gens de mon époque ne croient pas à mon aventure, je peux le concevoir. Que même si je parviens à emporter avec moi quelques gadgets futuristes, les gens m’accusent de falsification, je dois m’y attendre. Mais tous ces éléments incontestables, toutes ces preuves d’authenticité ? Que les gens les ignorent complètement, ça, je ne parviens pas à le comprendre. À quoi bon toute cette transparence, la disponibilité exhaustive de toute l’information concernant tous les événements passés et présents si les gens n’en tiennent pas compte dans leurs jugements ?
Un nouveau silence. Cette fois, c’est moi qui le romps.
– Raaah ! Tu m’énerves ! Il vaut mieux en rester là pour cette fois. Sinon, je risque encore une fois de te balancer un oreiller.
L’insecte à un brusque mouvement de recul. Réflexe de survie ou simulation numérique pour donner un air de naturel à cette mécanique ? J’en sais rien et d’ailleurs, je m’en balance comme de l’an 2400.
Je vais dormir un peu. J’espère qu’à mon réveil, mon esprit se sera mis d’accord avec mon subconscient quant à la marche à suivre.
Voilà, j’ai dormi. J’ai pris un petit-déj. J’ai même rangé les quelques trucs que je suis parvenu à laisser traîner depuis le passage des robots d’entretien. Il serait temps que je recontacte Machin pour lui faire part de mon choix. C’est tout simple, il me suffit de demander à l’appartement ou à la console du Réseau d’établir la communication, mais je ne parviens pas à me décider. Je marche de long en large dans ma chambre, mon rythme cardiaque a plus que doublé, je ressasse dans mon esprit une simulation de la conversation à venir. Plus je tergiverse, plus le courage de lancer l’appel m’échappe. Ce n’est pas la première fois que je me retrouve dans une telle situation, loin de là. Depuis mon enfance, le téléphone a toujours été associé à un sentiment d’angoisse incontrôlable.
Finalement, je retrouve un calme suffisant pour surmonter mon appréhension.
– Appartement, peux-tu me mettre en contact avec le gars qui m’a appelé hier ?
Instantanément, le paysageur de la chambre, que j’avais laissé éteint depuis mon arrivée, s’allume et affiche l’image d’une terrasse en bois donnant sur une forêt tropicale, plus précisément d’une terrasse installée au coeur même d’une forêt tropicale. La limite entre la nature sauvage et l’espace technologique et sophistiqué de la civilisation humaine n’est marquée que par une simple moustiquaire. Une voix standard d’appartement signale un appel en provenance de la base de l’ascenseur. Puis ma chambre me signale que l’appel a été accepté, mais que mon interlocuteur réclame quelques minutes de répit.
– Oui, oui, pas de problème. J’attends.
Tiens ? La chambre a parlé de minutes, pas de centaines de secondes. Ah oui, nous sommes sur Terre, le système des heures, minutes et secondes a été conservé dans l’usage courant. C’est marrant, je commençais moi-même à penser en kilo et mégasecondes.
Où est-il situé ? Apparemment quelque part le long de l’équateur. Mais qu’elle est l’étendue actuelle des forêts tropicales ? En 1999, on était bien parti pour les raser complètement, les transformer en pâte à papier, en meubles de luxe ou en quoi que ce soit d’autre qui ait une quelconque valeur commerciale. Je sais que le réchauffement climatique a repoussé la limite de la couronne désertique en direction des hautes latitudes. En est-il de même pour la transition avec la zone équatoriale ? Les forêts ont-elles seulement survécu à l’assaut conjoint du désert et de la folie humaine ? Apparemment, il en reste encore là où vit mon mystérieux interlocuteur. À moins qu’il ne s’agisse d’une forêt reconstituée dans une île spatiale similaire à Rama, ou pire encore d’une simple simulation sur le paysageur d’un rêveur nostalgique d’une nature perdue à jamais.
En parlant du loup, le voilà qui apparait dans le champ du communicateur. Il est vêtu d’un short et d’un T-shirt kaki. Non, il s’agit d’une combinaison une-pièce à manches et jambes courtes. Il y a des poches un peu partout, remplies d’objets indéterminés. De l’une d’elles pend quelque chose qui me fait penser à une queue de serpent. Ce n’est pas la première fois et probablement pas la dernière non plus que je suis déconcerté par l’habillement de mes « contemporains ».
– Ah ! Bernard, je suis heureux que tu me recontactes si rapidement. Je n’ose qu’espérer que ta réponse soit positive.
Les gens ont une fâcheuse tendance à ne pas se présenter. Ils considèrent que puisque tout le monde peut à peu près tout savoir à leur sujet, tout le monde sait qui ils sont. J’aurais effectivement dû consulter le réseau pour en apprendre un minimum à son sujet. Si je ne l’ai pas fait, c’est en partie par crainte (injustifiée) de passer pour un voyeur ou un inquisiteur et en partie par simple paresse. Je fais quoi ? Je lui demande des détails ou je fais semblant de savoir et je me renseigne plus tard ? Ouais, je crois que le mieux, c’est de ne pas passer pour un idiot.
– Heu… Salut ! Oui… Je crois que ta proposition m’intéresse. Je n’avais pas envisagé de retourner dans l’espace si rapidement, voire à y retourner du tout, mais ça ne me déplait pas vraiment.
– Retourner dans l’espace ? Ah mais, ce ne sera pas nécessaire.
– Ha bon ? Le vaisseau va quand même se poser sur la Terre ?
– Bien sûr que non. D’après les informations reçues du pilote automatique, le vaisseau va se mettre en orbite autour de la Terre et attendre l’arrivée d’une équipe de secours. Des problèmes techniques importants l’empêchent de procéder lui-même au réveil de l’équipage. Apparemment, il y a eu une explosion ou une collision avec un astéroïde, car une partie du vaisseau est éventrée. Certains d’entre nous vont monter à sa rencontre et entamer une évaluation de la situation. Nous espérons qu’il sera possible de ramener à Terre les membres de l’équipage, ici, où nous possédons un équipement qui devrait nous permettre de les réveiller en toute sécurité. C’est à partir de là que tu entres en jeu.
Je suis un peu déçu et en même temps rassuré.
– OK ! C’est sans doute plus raisonnable ainsi. Et bien dans ce cas, je n’ai plus d’hésitation, j’accepte de participer à votre noeud. Quoique je ne sois pas persuadé de mon utilité, mais si c’est ta conviction…
– Merci Bernard ! Je ne doute pas que le succès de l’opération devra beaucoup à ta présence. Nous t’attendons avec impatience. Les caissons cryogéniques contenant l’équipage du Santa-Maria devraient descendre par l’ascenseur d’ici trois semaines, mais je te conseille de nous rejoindre au plus vite afin que nous puissions organiser les opérations en ta présence.
– Comme rien ne me retient ici, je vais partir immédiatement. Mais… J’ai juste une question… Heu… C’est où qu’il faut que je me rende ?
– Ben, sous l’île de La Fournaise, voyons !