La cinquième nuit de ce Paléo 40+1 finissait d’étendre ses voiles d’obscurité sur la plaine de l’Asse. La fatigue se faisait sentir. La programmation musicale n’était pas parvenue à le retenir parmi la foule qui s’agglutinait devant les principales scènes. Alors, il avait décidé de tromper son ennui avec la consommation d’un échantillon de la variété culinaire festivalière. C’est un rouleau de printemps qui avait fait les frais de sa boulimie.
Il errait sur le terrain, plus préoccupé par la meilleure manière d’attaquer la croute brulante du rouleau que par les festivaliers qui l’entouraient. Ses pas l’avaient amené près du chapiteau du Détour, où se produisait un groupe parmi tant d’autres. La musique lui semblait plutôt à son gout, alors il s’était arrêté, s’appuyant nonchalamment contre le poteau d’un lampadaire. Ce n’était pas vraiment sa musique préférée, mais c’était tout de même infiniment meilleur que les boums-boums qui ravageaient les entrailles des spectateurs de la grande scène.
C’est à ce moment-là qu’elle surgit dans son existence, tel un rayon de soleil au plus profond de la nuit. Dans sa main, elle tenait précautionneusement une gaufre nappée de ce qui lui semblait être du miel.
– Je suis sure que ma gaufre est meilleure que ton…
Cela faisait bien longtemps que personne ne l’avait abordé ainsi, si tant est que cela se soit déjà produit auparavant. Il était totalement pris au dépourvu. Il fallait absolument qu’il trouve une réplique et vite.
– Ben… Heu… Je ne regrette pas mon choix. Ta gaufre est surement délicieuse, mais je ne suis pas vraiment sucreries, alors mon rouleau de printemps…
Ils parlèrent ainsi durant de longues minutes, dissertant sur leurs gouts alimentaires et musicaux respectifs, approuvant lorsqu’ils convergeaient, évitant soigneusement de relever les divergences lorsqu’elles se présentaient. Depuis combien de temps cela durait-il ? Il n’en savait rien, il se souvenait juste de s’être retrouvé avec une barquette en carton qui ne contenait plus que les traces grasses du fantôme de son rouleau de printemps. Elle aussi avait entièrement englouti sa gaufre.
La conversation continua ainsi quelque temps. Puis le stock des banalités vint à s’épuiser, laissant la place à un silence tout relatif, l’espace sonore étant saturé par la performance musicale des artistes qui se trémoussaient sur la scène.
Il se demandait comment reprendre la conversation. Il savait qu’il n’était plus question d’échanger des banalités, que si la conversation devait reprendre, elle devrait nécessairement prendre une tournure différente.
Mais voulait-il vraiment que la conversation prenne cette autre tournure ? Il faudrait être fou pour ne pas saisir une si rare opportunité, d’autant plus que l’opportunité en question était plutôt jolie, avec un sourire que seul un non-voyant pourrait ne pas apprécier.
Il devait être fou, car il ne parvenait pas à se décider à reprendre la conversation. N’était-il pas intéressé à se lancer dans une nouvelle aventure ? Avait-il peur de se tromper sur les attentes de la belle opportunité ? Avait-il peur de perdre le contrôle sur son avenir ? Il était incapable de le dire, peut-être était-ce un mélange de tout cela. Mais le temps passait et la situation devenait de plus en plus délicate, du moins était-ce ce qu’il s’imaginait. Son conflit intérieur devenait insupportable. Il commençait à paniquer et, en de telles circonstances, il n’était plus capable d’autre comportement que celui de prendre la fuite. Tout au plus parvenait-il encore à masquer le trouble qui le rongeait de l’intérieur. Il savait que s’il s’en allait maintenant, il le regretterait toute sa vie. Alors, pourquoi s’apprêtait-il à le faire ?
Comme dans un rêve, il s’entendit lui dire qu’il était temps qu’il reprenne son errance ou quelque chose comme ça. Elle lui répondit avec un peu de regret dans la voix qu’elle espérait que le hasard fasse à nouveau se croiser leurs chemins. Elle aurait pu le retenir, mais elle n’en fit rien. Lui non plus d’ailleurs ne tenta quoi que ce soit pour remettre le destin sur la bonne voie. Il eut toutefois la présence d’esprit de lui faire une bise. Puis il alla se perdre dans la foule avant de réaliser qu’ils n’avaient pas échangé leurs coordonnées, ni même leurs prénoms.
Tout cela n’avait peut-être été qu’un rêve. Pourtant, il le regrettait déjà toute sa vie, errant sans but, une chansonnette mélancolique tournant en boucle dans ses écouteurs.