Hier sur la Lune

Le soleil n’était plus qu’à 15° au dessus de l’horizon. Dans moins de 2 jours, il ferait nuit sur ce coin de Lune. Mais ici, la nuit n’est jamais totale. Quand l’astre du jour s’en va éclairer l’autre face du satellite, la Terre prend le relais. Quasiment invisible lorsque le soleil est au zénith, elle diffuse une douce lueur qu’aucun nuage n’est jamais venu cacher.Enorme boule bleue et blanche, immobile dans le ciel lunaire, la planète présente un visage en perpétuelle mutation. A chacune de ses révolutions, sa couverture nuageuse évolue en un motif différent. La couleur de ses continents varie au rythme des saisons. Sur la face obscure, les continents se distinguent des océans par l’éclairage public des grandes cités, particulièrement dans l’hémisphère nord.

Pour l’instant, la Terre s’approche de son premier quartier. La lumière qu’elle réfléchit est encore complètement noyée dans l’éblouissante clarté du soleil couchant. Dans une dizaine de jours, le paysage baignera entièrement dans la douce lueur bleutée de la planète.

Mais Klaus ne serait plus là pour profiter du spectacle. Ni d’ailleurs aucun des autres habitants de la base « Neil Armstrong ».

Il se souvenait très bien de son arrivée sur la Lune, voici bientôt une année. Il avait quitté la Terre en tant que premier astronaute-maçon. Sa mission était de construire un village souterrain qui aurait dû constituer le premier acte d’une présence humaine permanente sur la Lune. Dans un premier temps, ses compagnons et lui durent se contenter de vivre dans de minuscules caissons installés par l’équipe qui les avait précédé.

En tant que maçon lunaire, Klaus ne maniait pas la truelle. Son travail consistait à superviser l’activité d’une foule de petits robots, pas plus gros qu’un chat. Ces robots, nommés « lemmings » d’après un ancien jeu pour micro-ordinateurs, avaient individuellement un comportement extrêmement simple et limité. En revanche, le comportement d’une population constituée de nombreux lemmings pouvait être comparé à celui d’une fourmilière ou d’une ruche.

Chaque individu lemming présentait un certain nombre d’automatismes de base, tels que la recherche d’un point de recharge de ses batteries lorsque celles-ci étaient sur le point de s’épuiser, se diriger vers un point déterminé ou au contraire éviter un tel point. Ces comportements faisaient appel au principe du « radiotropisme, c’est à dire une forme d’instinct qui exige des lemmings un certain comportement face à des balises radio. Ce même instinct qui attire les insectes nocturnes vers une source de lumière. En plus de ces comportements de base, les lemmings étaient programmés pour exécuter une tâche de construction spécifique: creuser, déblayer, entasser, compacter, cuire, assembler, cimenter, étancher, combler, etc.

Le savoir-faire du maçon lunaire consistait essentiellement à programmer les lemmings en fonction des besoins, à disposer les balises radio suivant les plans de l’architecte et également à réparer les lemmings en panne.

C’est ainsi qu’au fil des mois, Klaus et ses centaines de lemmings ont creusé une tranchée de près d’un kilomètre de long dans le régolithe. A partir des matériaux évacués, ils ont fabriqué des briques et les ont assemblées en logements relativement spacieux, à défaut d’être réellement confortables. Les bâtiments étaient ensuite recouverts de plusieurs mètres de régolithe afin de protéger leurs futurs habitants des rayonnements cosmiques.

Au fur et à mesure de la mise à disposition des logements, de nouveaux arrivants vinrent accroître la population de cette première implantation lunaire. Après les américains des expéditions préliminaires, les européens dont faisait partie Klaus, ce fut le tour des japonais, des indiens et des chinois. Les russes, pionniers de l’aventure spatiale étaient totalement absents. Leur industrie aérospatiale, déjà fragilisée par la dissolution de l’Union Soviétique, n’a pas survécu à l’éclatement de la Fédération de Russie quelques années plus tard.

L’aménagement intérieur des habitats variait considérablement suivant l’origine de leurs occupants. Un détail pourtant transcendait toutes les différences culturelles: l’omniprésence de posters de paysages terrestres naturels ou urbains. Cependant, les images où n’apparaissaient pas la moindre trace d’activité humaine étaient pratiquement inexistantes. L’extrême désolation des paysages lunaires et la présence permanente de la Terre et de ses huit milliards d’individus au firmament rendait la solitude particulièrement insupportable.

Les architectes de la cité avaient envisagé cette situation. Sans négliger d’assurer à chacun le minimum d’intimité indispensable, ils avaient particulièrement soigné les locaux communs, réfectoires, salons et salles de réunions. Rares étaient les habitants qui ne passaient l’essentiel de leurs loisirs à jouer ou à débattre avec les autres membres de la communauté. Les sujets de conversation étaient très variés : sciences, culture, politique, derniers potins, histoire, organisation de la cité, etc.

Le développement de la base lunaire « Neil Armstrong » s’est poursuivi conformément au programme établi, jusqu’au jour où l’on découvrit la comète.

Ce fut une astronome amatrice argentine qui l’observa la première. Plusieurs jours furent nécessaires pour recueillir les premiers éléments de l’orbite de l’astre. Et ce fut l’horreur! La comète allait frôler la Terre trois mois plus tard et le risque de collision était loin d’être négligeable.

Nul n’a jamais su pourquoi la comète n’avait pas été détectée plus tôt. D’ailleurs, cela n’aurait pas changé grand chose. L’humanité ne disposait pas des moyens requis pour faire dévier de sa trajectoire un monstre de près de quinze kilomètres de diamètre. Après la collision spectaculaire de la comète « Shoemaker-Levi 9 » avec la planète Jupiter, le complexe militaro-industriel avait immédiatement proposé de développer une nouvelle génération de missiles capables de pulvériser tout corps céleste qui s’approcherait un peu trop de la Terre. Le projet fut vite abandonné, des simulations ayant montré que la pluie de météores qui résulterait de la destruction en vol d’un astéroïde aurait été aussi catastrophique que la chute de l’objet entier.

Afin d’éviter la panique dans la population, l’Union Astronomique Internationale tenta de cacher l’information jusqu’à ce que la trajectoire de la comète soit connue avec suffisamment de précision pour établir avec certitude si l’humanité allait ou non subir le même sort que les dinosaures. Elle y réussit avec plus ou moins de succès, la nouvelle ne s’étant répandue que sous la forme d’une rumeur inquiète.

Dans un premier temps, il fut décidé de rendre la base « Neil Armstrong » pleinement autarcique, afin de permettre à l’humanité de survivre en ces lieux si le pire devait effectivement se produire. Klaus et ses lemmings travaillaient déjà depuis plusieurs jours à la construction de serres hydroponiques lorsque le scénario définitif de la tragédie fut enfin connu. La comète frôlerait la Terre à quelque 70’000 kilomètres avant d’aller frapper son satellite de plein fouet!

Le soleil n’était plus qu’à 15° au dessus de l’horizon. Dans moins de 2 jours, la nuit serait tombée sur une ville fantôme, abandonnée précipitamment. Klaus était monté sur une petite colline pour contempler une dernière fois le village qu’il avait construit. Le site, encore tout récemment très animé, était maintenant quasi désert. Il serait parmi les derniers à quitter la Lune. Ses lemmings allaient être chargés dans la dernière navette, le rapatriement des humains étant évidemment prioritaire.

La dite navette était justement en phase finale d’alunissage. Là-bas sur la plaine, les gaz éjectés par ses propulseurs soulevaient des nuages de poussière. Le terme de nuage n’était pas approprié, les poussières suivant des trajectoires paraboliques qu’aucune turbulence atmosphérique ne venait perturber.

Klaus essaya d’imaginer ce que serait cet endroit après la chute de la comète. La chaleur produite lors de la collision entraînerait la sublimation instantanée des milliers de tonnes de glace de la comète. Une partie des gaz ainsi libérés s’échapperait dans l’espace. Le reste retomberait vers la Lune, constituant ainsi une faible atmosphère de quelques dizaines de millibars. La faible masse de la Lune ne parviendrait à retenir cette atmosphère que quelques milliers d’années. La compagne de la Terre retrouverait alors son aspect originel. Seul un cratère supplémentaire témoignerait encore de la collision passée. Et si ce n’était pas une, mais des dizaines, voire des centaines de comètes qui tombaient, ou que l’on ferait tomber, sur la Lune? Serait-il possible un jour d’y vivre sans scaphandre, de s’y promener au bord de lacs riches en poissons que des oiseaux viendraient pêcher?

Klaus redescendit de la colline et activa une balise radio dans la soute de la navette. En désordre, les lemmings s’y précipitèrent comme s’ils étaient conscients du cataclysme à venir.
– Dis-moi, Grand-mère Morgane, ton histoire, ça se passait quand?

– C’était il y a plusieurs siècles déjà, juste avant l’Éclosion. Plus précisément en l’an quarante du calendrier unifié. Mais en ce temps là, les gens utilisaient encore les calendriers religieux. Pour les chrétiens, par exemple, c’était l’an 2010. Et maintenant, va jouer dehors. Rentre dès que tu verras le jour se lever sur l’Afrique! Le repas sera prêt.


Ce texte a été écrit fin décembre 1994.

 

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