Ces jours-ci, avec les révolutions dans les pays arabes, on entend des intellectuels de ces pays suggérer de s’inspirer du modèle helvétique pour leurs nouvelles constitutions. Mais ce modèle, n’est-il pas lui aussi dépassé ?
La démocratie semi-directe de la Suisse est probablement le régime politique le plus « avancé » des démocraties occidentales. Ces démocraties sont issues des nouvelles idées qui ont émergé en Europe au cours des 18e et 19e siècles. En général, ce qui s’est institutionnalisé, c’est un régime parlementaire, où le citoyen délègue son pouvoir à un parlement et à un gouvernement central qui n’a de comptes à rendre que lors des élections. C’est ce que je nomme des monarchies électives.
Le cas de la Suisse est particulier, car il avait une longue tradition de décentralisation de par sa structure de confédération de cantons datant du 13e siècle. De plus, durant le 19e siècle et même avant, la Suisse a été le refuge de tous les contestataires des monarchies alentour. Ces nouvelles idées, mêlées aux traditions des Landsgemeine de certains cantons, ont constitué un creuset favorable à l’adoption de la constitution de 1848, qui introduit les droits d’initiative constitutionnelle (possibilité de modifier la constitution par une initiative issue du peuple) et de référendum (droit à accepter ou rejeter un projet de loi par un référendum demandé par le peuple).
La Suisse n’est pas le seul pays à offrir de tels droits populaires (l’Italie et certains états des USA entre autres), mais c’est vrai que seule la Suisse a poussé ces droits aussi loin. Il faut aussi noter que ces droits ne sont pas à l’abri d’une instrumentalisation, comme c’est le cas avec la série d’initiatives visant à faire mousser les courants xénophobes et isolationnistes de l’extrême droite helvétique.
Malgré ces droits démocratiques importants, la Suisse n’échappe pas à l’érosion de la participation aux élections, ni en l’occurrence aux votations, que l’on déplore dans tous les pays possédant un régime démocratique.
Il n’y a pas de consensus quant à la cause de ce désintérêt face à la politique. Certains parlent de la surmédiatisation des gouvernants, à la main-mise de l’exécutif lors de l’élaboration des lois, reléguant le législatif à une simple chambre de validation ou encore à la corruption de la classe politique. D’autres invoquent le fait que le pouvoir réel est désormais aux mains d’une économie mondialisée qui se moque allègrement des états, considérant les démocraties plutôt comme un frein à la bonne marche des affaires.
Pour ma part, je prétends que les citoyens se désintéressent de leurs démocraties parce que les outils de gouvernance populaire qu’utilisent ces états ne sont plus adaptés à la société actuelle. Ces outils ont été forgés au cours des 18e et 19e siècles à partir des technologies disponibles : l’imprimerie, le bulletin de vote et un pouvoir hiérarchisé. Je pense qu’il était difficile de faire mieux à l’époque. Les tentatives anarchistes du 19e siècle ont échoué par l’absence d’outils permettant de coordonner l’opinion de grandes populations sans faire appel à des structures hiérarchiques.
La caractéristique majeure des révolutions nord-africaines et arabes d’aujourd’hui (et dans une certaine mesure également il y a vingt ans lors de la chute du mur) est l’absence de mouvement révolutionnaire structuré. Les gens ont simplement utilisé les réseaux sociaux sur Internet pour coordonner leur révolte. Ce sont les premières révolutions sans meneurs, sans comités révolutionnaires. Même mai 68 était bien plus organisé par les étudiants en colère.
Je comprends la volonté des démocrates tunisiens, égyptiens, et autres de s’inspirer des constitutions des démocraties occidentales et particulièrement de la Suisse pour construire leurs propres démocraties. Mais ce serait une erreur de leur part de ne pas inclure dans leurs projets les nouveaux outils offerts par internet. Y renoncer serait faire preuve d’amishisation, comme les amish qui ont figé leur société, leurs outils, leurs vêtements, dans l’état qui présidait à la fondation de leur communauté.
L’idée qu’un peuple puisse construire son avenir sans devoir déléguer son pouvoir à des chefs (qui courent le risque de perdre le sens de leurs responsabilités vis-à-vis de leurs électeurs au profit du simple exercice du pouvoir) peut paraitre utopique à la majorité des plus de 30 ans. Mais je suis persuadé que la génération Internet (celle qui, en quelques semaines, est en train de balayer, parfois dans la douleur, des dictatures vieilles de plusieurs décennies) comprendra parfaitement l’usage qu’une démocratie vraiment moderne peut faire des nouveaux outils offerts par le réseau des réseaux.
Certes, les réseaux sociaux actuels, tels Facebook et Twitter, sont encore loin d’être parfaits. Tout en ayant prouvé leur extraordinaire pouvoir de libération lorsqu’ils sont utilisés dans ce but, ils sont encore bien trop dépendants des pouvoirs en place, qu’ils soient politiques ou surtout économiques. Une nouvelle génération d’outils est déjà en cours de développement pour y remédier, tels que Diaspora, Freenet, etc.. Ils seront totalement distribués, donc pourront échapper au contrôle par des entités commerciales ou étatiques, contrôle dont souffrent les outils actuels. L’infrastructure même d’internet doit également être repensée pour devenir résiliente à toute tentative de coupure.
Comme ces nouveaux outils ne sont pas encore prêts, il est illusoire de vouloir construire entièrement les nouvelles démocraties sur des outils en gestation. En revanche, on peut imaginer que les nouvelles constitutions introduisent l’utilisation d’outils modernes permettant aux populations de participer activement au processus législatif, avec des dispositions qui tracent une dynamique dirigée vers le remplacement progressif des parlements par ces nouveaux outils. Et pourquoi pas, à terme, envisager l’abolition des pouvoirs exécutifs eux-mêmes, mettant ainsi définitivement l’humanité à l’abri des dictatures ? Mais ça, c’est aux peuples d’en décider, s’ils en ont le courage.