En essayant d’évaluer la faisabilité du financement en Suisse d’un Revenu de Base Inconditionnel (RBI) par une taxe sur les transactions financières électroniques, je suis naturellement tourné vers les statistiques publiées mensuellement [1] par la Banque Nationale Suisse (BNS). Au sein de ces statistiques se niche une surprenante anomalie, déjà mise en lumière par certains économistes comme Felix Bolliger [2] et Liliane Held-Khawam [3].
L’anomalie se cache dans le tableau «C1 Trafic des paiements dans le Swiss Interbank Clearing (SIC)» et se révèle lorsque l’on compare les versions de ce tableau dans les éditions successives des statistiques, particulièrement dans la colonne représentant le total des capitaux échangés. Afin de faciliter la lecture de ces chiffres, je les ai reportés dans le graphique ci-dessous.
La courbe rouge représente l’évolution du nombre total de transactions. Ce nombre de transactions contient également une anomalie dans sa ventilation en fonction du montant des transactions. Mais cette anomalie est de faible ampleur et il est difficile d’en tirer des conclusions. Je n’en tiendrai pas compte ici.
La courbe bleue représente l’évolution du total des capitaux échangés tel que reporté dans les statistiques mensuelles jusqu’en février 2013. La courbe verte représente l’évolution de ce total tel que reporté à partir de mars 2013. On notera que les courbes divergent rétroactivement à partir de 2008. De mars 2013 à février 2014, les nouveaux chiffres sont justifiés par la note suivante:
1. Die Beträge ab Januar 2008 verstehen sich neu ohne Tagesanfangsbestände und sind somit nicht mit bisher ausgewiesenen Zahlen vergleichbar. À compter de janvier 2008, les montants ne comprennent plus les liquidités en début de journée et ne peuvent donc plus être comparés aux chiffres publiés jusqu’alors.
À partir de mars 2014, cette note est remplacée par les deux notes suivantes, la première justifiant l’anomalie sur le nombre de transactions.
1. Die Anzahl Transaktionen ab Januar 2013 verstehen sich ohne Giroüberträge und sind somit nicht mit den bisher ausgewiesenen Zahlen vergleichbar. À compter de janvier 2013, le nombre de transactions ne comprend plus les virements excédentaires et ne peut donc plus être comparé aux chiffres publiés jusqu’alors.
2. Die Beträge ab Januar 2008 verstehen sich ohne Giroüberträge und sind somit nicht mit den bisher ausgewiesenen Zahlen vergleichbar. À compter de janvier 2008, les montants ne comprennent plus les virements excédentaires et ne peuvent donc plus être comparés aux chiffres publiés jusqu’alors.
Je dois reconnaitre ma totale ignorance de la signification des termes «liquidités en début de journée» et «virements excédentaires». J’ai bien trouvé une référence aux «liquidités en début de journée» dans une publication de SIX [4], mais elle ne m’a pas été d’un grand secours. Si quelque économiste venait à passer par mon blog et pouvait m’expliquer leur signification dans un commentaire à cet article, je lui en serais très reconnaissant. S’il voulait exprimer une perplexité égale à la mienne, qu’il ne se prive surtout pas!
Revenons au graphique! En observant la courbe bleue, on constate une certaine stabilité jusqu’en 2006, puis une augmentation notable (~25 %) des capitaux échangés en 2007 et 2008, suivie d’une relative stabilité jusqu’en 2010. Mais à partir de 2011, le total des capitaux échangés s’envole littéralement pour pratiquement doubler en deux ans. Vers quels sommets la courbe devrait-elle s’élancer par la suite? Mystère! C’est à ce moment-là que la BNS modifie ses statistiques pour ne plus publier que des chiffres tronqués, et ceci de son propre aveu, même si ses «excuses» évoluent dans le temps. Je ne m’avancerai pas jusqu’à faire une comparaison avec le comportement d’un enfant qui réalise qu’il est en train de faire une très grosse bêtise, ce serait peu respectueux pour la vénérable institution qu’est la BNS.
Quelle pourrait être la cause de cette explosion du total des capitaux échangés dans le SIC? Une des explications possibles est la politique du «taux plancher» du Franc suisse face à l’Euro, appliqué par la BNS entre septembre 2011 et janvier 2015. Durant cette période, la BNS est intervenue massivement sur le marché des changes afin de maintenir le taux de change EURO/CHF au-dessus de 1,20 CHF pour 1 euro. Cette intervention s’est naturellement effectuée au travers du SIC. En comparant les courbes bleues et vertes, on peut en déduire qu’à fin 2012, la manipulation du marché des changes par la BNS représentait environ 2/3 de tous les capitaux échangés. On peut comprendre que cette situation devenait délicate et qu’il était nécessaire de ne pas la mettre trop en évidence et par conséquent de retirer des statistiques les échanges de capitaux liés à la politique du «taux plancher».
En janvier 2015, la BNS décide d’abandonner le «taux plancher» parce que la situation n’était, selon elle, plus tenable. On peut effectivement spéculer qu’entre temps, la pression sur le Franc suisse devenant de plus en plus forte, l’intervention sur le marché des changes par la BNS devait représenter déjà largement plus de 90 % des montants échangés sur le SIC. La Banque Centrale Européenne s’apprêtant à intervenir elle aussi massivement sur le marché des changes dans le but d’affaiblir l’Euro face aux autres monnaies, les serveurs informatiques hébergeant le SIC n’auraient simplement pas pu supporter le surcroit de charges que le maintien du «taux plancher» aurait entrainé.
Il serait intéressant de connaitre la situation du trafic des paiements à fin 2015. Or, la BNS publie les statistiques mensuelles avec apparemment 6 mois de délai. Les dernières disponibles datent d’aout 2015 et ne contiennent donc des données que jusqu’à juillet 2015. Toutefois, en additionnant les chiffres pour les sept premiers mois de l’année, et en extrapolant pour le reste de l’année, on obtient environ 40 000 milliards CHF, ce qui représente une augmentation notable par rapport aux années précédentes qui s’étaient stabilisées autour de 30 000 milliards CHF. Mais c’est surtout un montant comparable à celui qui prévalait jusqu’en 2006, avant que les pressions sur le Franc suisse n’incitent la BNS à intervenir pour tenter de limiter sa hausse. Cela tendrait à montrer qu’avec l’abandon de la politique du «taux plancher», la BNS ait également abandonné la falsification des statistiques du trafic des paiements puisque celle-ci n’était désormais plus nécessaire.
Mon objectif, en étudiant cette anomalie, n’était pas de dénoncer les agissements surprenants, peut-être douteux, voire carrément scandaleux de la BNS, d’autres le font déjà et avec beaucoup d’ardeur (les jeunes parleraient de BNS bashing). Il était de vérifier la solidité de la base de calcul qu’a utilisé Felix Bolliger dans sa proposition de remplacer le système fiscal actuel par une taxe sur les transactions financières. Par extension, je voulais estimer la faisabilité d’utiliser cette même taxe pour financer un RBI. Ma conclusion est que le montant de 100 000 milliards CHF comme base de calcul est erroné, car comme nous l’avons vu, ce montant n’est qu’un effet temporaire de la manipulation du marché des changes. Il serait bien plus réaliste de tabler sur un montant de 40 000 milliards CHF.
Mon analyse de cette anomalie est-elle pertinente ou au contraire totalement à côté de la plaque? Quoi qu’il en soit, j’ai trouvé l’information dont j’avais besoin pour pouvoir continuer mon travail.
Références:
1. «Bulletin mensuel de statistiques économiques», BNS
2. «REINVENT THE SYSTEM Mikrosteuer auf dem Zahlungsverkehr (automatische Mikrosteuer)», Felix Bolliger
3. «Le trafic des paiements de la Suisse finance-t-il la zone euro?», Liliane Held-Khawam
4. «CLEARIT La revue suisse spécialisée en trafic des paiements Edition 51/52 | Juin 2012», SIX Payment Services